Je ne perds pas de temps à faire l’inventaire. Le canon de mon arme s’abaisse de quelques degrés, et repoum ! Une nouvelle nuque : celle du gazier qui me tourne le dos ! Kif son pote, il se met à chiquer les chochottes et adopte un air penché.
Le troisième lâche ma petite fiancée malaisienne pour tirer sa pétoire. N’a pas le temps. D’une troisième prune, je lui farcis la coquille.
Je ne me rappelle pas avoir seringué trois affreux en moins de huit secondes, ça doit constituer un record. En rentrant, faudra que je consulte le Guinness.
Je regarde la pauvre petite.
Evanouie !
La scène est terrible : trois truands foudroyés sur cette natte où est allongée une adolescente cruellement torturée.
Autour de moi, ce n’est que sang et souffrance, décidément.
Quelle idée ai-je eue de regarder la vitrine de ce cocu d’opticien par un certain dimanche ?
SANS ESPRIT DE RETOUR
Les jours qui viennent de s’écouler, faits de torpeur et de volupté, loin de m’amollir, ont aiguisé mon énergie. Je me sens une âme d’airain, prêt à bouffer le monde sans condiments ! Je suis d’une lucidité absolue.
Ah ! on veut m’avoir ? Eh bien ! fume ! On ne m’aura pas !
Je ranime, pour commencer, la pauvrette saccagée. Lui conseille un bain de siège aux plantes de perlimpinpin. Sa maman a bien dû lui donner des conseils sur l’art et la manière de se soigner la chaglatte, du temps qu’elle vivait ? Les mères parlent du cul à leur fille avant de leur parler de Dieu.
Pour qu’elle n’en soit pas incommodée, je traîne dehors les horribles tortionnaires scrafés par mes soins vigilants. Puis veux lui apprendre le décès de son grand-papa, mais inutile : elle a assisté au trépas de l’aïeul et n’a pas l’air d’en être éprouvée outre mesure. Faut convenir, à sa décharge, que c’était devenu plus grand-chose, l’ancêtre. Son esprit prenait de la gîte. Elle le charriait de la maison au seuil, au rythme de la journée, lui faisait bouffer son riz avec les mains, biscotte les baguettes, il ne pouvait même plus s’en servir pour jouer du tambour. A vivre avec un corps sans âme, on finit par le prendre pour une potiche. Elle déplaçait le vieux magot, s’occupait de ses besoins, le nettoyait, le nourrissait, l’aidait à s’allonger sur sa natte, bref lui accordait l’assistance qu’il était en droit d’attendre de sa petite-fille ; mais une irréparable solitude les avait depuis lurette séparés.
Bon, je sors dans la lumière éblouissante. Tout est d’une clarté impitoyable. Une brume de chaleur flotte au-dessus de l’immense forêt qui nous cerne sur trois côtés.
Je fais quelques pas sur la piste conduisant vers l’agglomération la plus proche. Ce que j’espérais découvrir s’y trouve : la bagnole des tortionnaires. Les gueux l’ont vaguement placardée derrière des touffes d’épineux. Une Range Rover passablement flétrie, immatriculée en Thaïlande. Avant de l’aller quérir, je fouille leurs poches à la recherche de la clé de contact. Je l’y déniche sans trop de mal, ainsi que plusieurs pétards de fort calibre, quelques boîtes de munitions et du pognon. Je récupère la clé, choisis le plus performant des soufflants que j’échange contre le mien, et dédaigne le fric, n’étant pas un détrousseur de cadavres.
Ne me reste plus que d’aller chercher la tire, pour l’amener devant la cahute.
Tohu Bohu achève de soigner son exquis frifri saccagé par la brute. Elle m’assure que cela va aller. Quelques jours d’onguent et d’abstinence, et il n’y paraîtra plus.
Je lui demande s’il y a à proximité un endroit où je pourrais me débarrasser des bandits morts. Elle n’hésite pas. Il existe une zone marécageuse, à la lisière de la forêt. Il s’agit d’un lieu redoutable où les rizotos[13] de la région évacuent des animaux morts, des fausses couches intempestives, parfois aussi des aïeuls interminables, si âgés qu’ils ne figurent pas sur les listes d’état civil.
Aidé et guidé par ma chère hôtesse, je vais balancer les trois salopards dans la sombre gadoue. Pendant un bon moment, nous les regardons disparaître, lentement dans la fange putride qui les happe à grand renfort de bulles, sans ressentir d’émotion. La vie endurcit l’homme ! Le sol perfide prend ces gredins en charge et ne les rendra plus jamais.
Le service funèbre achevé, nous nous occupons de celui de grand-papa. Il nous réclame des efforts plus violents car sa petite-fille entend l’inhumer à une profondeur qui le soustraira au cruel appétit des bêtes.
Durant plus d’une heure, nous creusons la terre noirâtre, elle et moi. Qu’à la fin, je ne sens plus mon dos et j’ai dans les mains des ampoules plus grosses que des projecteurs pour défense antiaérienne ! Ensuite, Pépère est allongé douillettement sur un lit de fleurs cueillies par la jeune fille. Toujours faire les choses proprement ; « ça ne coûte pas plus cher et tu as ta conscience pour toi », me répétait papa.
La môme fait brûler des baguettes d’encens devant la tombe rebouchée.
Je m’isole afin de la laisser accomplir son rituel. Moi, avec mes Notre Père et autres « Je crois en Dieu », je serais l’intrus. Faut se faire une raison : on baise de la même façon, mais on se recueille différemment. Je pense franchement que si Dieu existe, Il en a rien à secouer.
L’hécatombe qui vient de se perpétrer me laisse froid comme la zézette d’un Esquimau sorti de son igloo pour pisser. En fait, le remords, c’est pas tellement inconfortable car ça ne concerne pratiquement que des choses passées. On me racontera ce qu’on voudra, c’est le présent qui est préoccupant ; aussi l’avenir. Mais le passé, c’est du superflu, du papier mâché.
Ça y est, la voici en règle avec la mémoire de pépé ; elle aura fait son devoir jusqu’au bout ; chapeau !
Elle accepte de me suivre spontanément. En un tournemain, son balluchon est prêt. Cérémonie touchante : elle rend la liberté à son singe cueilleur de noix de coco, puisqu’on ne peut l’emmener avec nous. Pour commencer, elle me dit qu’une bête pareille, dressée comme pas deux, c’est dommage de la rendre à la vie civile, mais elle comprend nez-en-moins que nous ne puissions nous en embarrasser. En pleurant, elle lui ôte son collier et le pose devant sa porte.
Un instant déconcerté, l’animal se gratte le cul, puis la tête. Il regarde la forêt et s’y dirige par petits bonds incertains. Puis, brusquement, il est comme pris de vertige, grisé par cette liberté à laquelle il ne s’attendait plus et pour laquelle, peut-être, il n’est pas fait. Il pousse un cri strident qui nous meurtrit les portuguaises et s’élance si rapidement qu’il ne tarde pas à disparaître dans les hautes herbes.
— N’aie pas de chagrin, fais-je à ma compagne ; il est heureux.
La vie, c’est tout de même marrant : Tohu Bohu pleure son singe vivant, mais pas son grand-père mort. Je l’aide à se hisser dans la Range Rover.
UNE LUEUR DANS LA NUIT
Le voyage jusqu’à Kuala Lumpur nous prend un jour et demi.
J’emprunte la côte est, qui borde la mer de Chine, passe par Kota Bharu (dont le buraliste m’a chargé de te donner le bonjour), par Kuala Terengganu (où la mercière vient de faire une fausse couche) et à Kuantan (célèbre pour sa pissotière de bambou), j’oblique à droite en direction de la capitale.
Aux abords de la banlieue, je décide de me séparer de la Range. Je m’en ouvre à ma compagne. Elle me dit que je n’ai qu’à l’abandonner dans un endroit tranquille après en avoir prélevé les plaques minéralogiques, elle trouvera rapidement quelqu’un qui la recueillera et la fera sienne.