Bien entendu, les touristes se sont crus obligés de tracer leurs blases sur les blocs de roches.
C’est une constante de la sottise universelle : écrire son nom sur ce qui paraît être plus durable que soi. Ça le rassure, le glandu, de savoir son blase associé à un minéral, ou à un végétal longue durée. Il se croit charrié un peu plus loin dans le temps. Ces roches rassemblées par les phénomènes géologiques forment des écritoires propices aux graffitis. Aussi s’en sont-ils payé à cœur joie, les Toto, les Nanar, les Lolotte de la planète Terre : Riton aime Lélette ; John loves Barbara. Des bouffées d’amours touristiques. Ils ont baisé à l’hôtel en rentrant d’excursion. Les voyages dépaysent. Dans une chambre de passage, tu brosses ta gerce comme si elle était une autre, une malconnue. Sa chatte est transcendée par une sensation d’aventure. Ses poils en sont moins cons (si j’ose de la sorte parler), son pubis plus renflé. Peut-être aussi qu’elle mouille mieux à l’hôtel « Des Flots Bleus » qu’à la maison où elle a dû terminer son repassage (après le repas sage) pour avoir le droit de dérouiller dans ses miches lasses, la verge plus lasse encore de son ténor de clapier.
A mesure que je gravis les rochers, les inscriptions deviennent plus rares. La témérité touristique ne va jamais bien loin. Elles finissent par cesser complètement. Je continue d’escalader cette accumulance formidable. Temps à z’autre, je me retourne. L’impression est saisissante. La grotte, vue d’en haut, trouve une étrange majesté. C’est un véritable temple, et les statues peintes confirment cette notion de religiosité.
Grimpe encore, Tonio, et gaffe-toi de ne pas glisser sur ces roches couvertes de fientes ! Quel diable me pousse à faire cet alpinisme « en chambre » (mais quelle chambre !) ? D’abord est-il un diable ? Je ne le pense pas.
Me voici, sinon tout au fond de la grotte, du moins au bout de la partie escaladable. Ce qui reste, même les valeureux pompiers parisiens que je salue au passage, ne pourraient le gravir. Je suis déçu. J’attendais tant de cette grimpette. Mon lutin intérieur me promettait monts et merveilles, et puis ce petit nœud m’a berluré ; fallait bien que cela arrive un jour ou l’autre ! Ne me reste qu’à redescendre en me gaffant où je mets mes tartines. Biscotte les crottes d’oiseaux crépisseuses, ils sont dérapeurs, ces rochers.
De mon promontoire, je m’accorde une ultime vue panoramique sur la grotte. Un quatre-vingt-dix degrés, dirait un cinéaste. En bas, les touristes paraissent moins gros que leur connerie. Des petits mammifères parmi beaucoup d’autres. De la bestiole sans importance. Deux ou trois qui m’ont aperçu m’adressent des signes, leur manière de participer à mon exploit. Je réponds par des gestes en sémaphore, héroïquement con parmi les cons.
Et c’est alors que « la chose » confusément espérée se produit. A l’instant où je me remets face à la paroi, mon regard accroche quelque chose d’insolite.
De plus qu’insolite, même, puisqu’il s’agit d’une main humaine qui affleure une faille de la roche…
LA JONCTION
Là-bas, près du dieu Murugan (qui vient de m’exaucer comme n’importe quel dieu plus civilisé), ma gentille Tohu Bohu m’attend avec une patience toute orientale. Elle est assise sur une pierre curieusement modelée en forme de siège et on devine qu’elle a l’éternité à sa disposition.
D’un dernier bond, j’atteins la fissure d’où émerge la main. En fait, c’est plus qu’une fissure : une véritable faille de trois mètres de hauteur sur quelque soixante centimètres de largeur. Le cadavre gît sur des minéraux fendillés.
Chose étrange, l’atmosphère de la grotte lui a évité la décomposition grâce à un phénomène analogue à celui qui a préservé les momies de Palerme ; par contre, les multiples espèces animales présentes en ce lieu l’ont presque totalement dévasté. Il ne reste qu’une espèce de momie attaquée par des dents, des becs et des griffes. Ne subsistent que la chevelure, les ongles peints des mains, et des lambeaux de chair boucanée. Les vêtements de la morte bougent à cause de la vermine qui continue de s’acharner sur les ultimes reliefs.
L’horrible répulsion qui me secoue les tripes finit par se calmer.
Chez moi, le flic revient au triple galop. De quoi est morte Rose Déprez ? Difficile à déterminer quand on n’a à disposition qu’un cadavre dévoré par trente-six espèces d’animaux : mammifères, oiseaux, insectes. Chacune y a trouvé sa pitance. Chacun a organisé son festin. La Ballade des Pendus de maître Villon me vient en mémoire. « Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis »…
Je voudrais tirer la morte à l’extérieur de l’anfractuosité, mais je ne me sens pas le courage de porter la main sur ces restes. Pourquoi, en présence de ce squelette mal déshabillé qui fut naguère une jolie femme, me sens-je pris d’une terrifiante timidité ?
Est-ce le brave dieu Murugan (ou sa maman Siva ?) qui m’interdit de toucher à ce qui fut la sœur d’Annie Versère ?
PILOGUE
— Pour chier, ça a chié, m’assure Jérémie Blanc. Je ne croyais pas qu’un ministre pouvait gueuler si fort.
— Celui-là est méditerranéen, dis-je ; il a des excuses.
— Il a cassé un bras de son fauteuil tant il cognait dessus. Il hurlait qu’il ignorait que ça puisse exister, deux directeurs de la Police en vadrouille pendant trois semaines sans donner de leurs nouvelles. Si tu veux le Journal Officiel d’avant-hier, il y est dit que le Vieux et toi êtes mis en disponibilité.
J’accueille la nouvelle sans émotion. Quand on a vécu ce que je viens de vivre, on se tartine l’entre-miches avec le J.O., même quand il annonce ta mise, au chômedu.
— Et qui nous remplace ?
— J’assure l’intérim en attendant la nomination de je ne sais quel préfet encore en poste.
— Compliments.
— Le boss m’a expliqué que ma négritude est un handicap incontournable pour une éventuelle nomination. « Vous devez comprendre ça, cher ami ? » m’a-t-il demandé. Je me suis récrié que « Ben voyons ». Déjà beau pour un bougnoule d’être arrivé où je suis : merci, petit Jésus !
Il demande :
— Et le Vieux ?
— Miraculé par l’Asie : il rebande et baise comme un feu d’artifesses.
— Il n’est pas rentré avec toi ?
— Non. Il se goinfre de culs là-bas. Il doit tourner à la cadence de deux gonzesses par jour. Des nanas hors compétition, crois-moi !
— Il ne redoute pas le Sida ?
— C’est hors de ses préoccupations. Chaque coup qu’il tire ressemble, pour lui, à une bataille de Verdun gagnée ! Quand sa bistougnette redeviendra mollassonne, alors oui, il retournera parmi nous. Mais il ne faut pas compter le revoir avant.
Le grand primate aux dents blanches me roule des lotos bourrés de bienveillance.
— Putain, ce que j’ai eu les foies à ton sujet. Je t’imaginais avec la gorge ouverte au soleil.
— Ç’aurait pu se faire, dis-je avec un sourire mélanco. Plus exactement, ç’aurait dû se faire, et puis le Seigneur m’a accordé une nouvelle remise de peine.
— Ton enquête, là-bas ?
— Trop terrific pour que j’aie envie de t’en parler déjà. Il me faut huit jours au calme avec Félicie. Je crois que je vais lui faire visiter les châteaux de la Loire ; depuis le temps qu’elle en rêve. Après ces asiateries, j’ai besoin de me rincer l’œil avec l’architecture de mes rois.
— Tu peux au moins me dire si tu as retrouvé la frangine de ta lunetière.
— Je l’ai retrouvée ; mais que ça reste entre nous. Elle n’avait plus que ses cheveux, ses dents et sa médaille de baptême ; là-bas, il y a toutes sortes de bestioles qui aiment l’homme à en attraper une indigestion ! Je te raconterai tout, te dis-je, quand je me serai libéré de mon blocage.
Jérémie soupire de déconvenue.
— Et son copain ? insiste-t-il. Dis-moi encore juste ça, pas que je crève de curiosité après avoir failli crever de chagrin !
— M’a fallu quatre jours de recherches pour le retrouver. Faut dire qu’il avait une retraite imparable un monastère bouddhiste.
— Comment cela ?
— Il est à la masse, le gars. Longtemps que ça devait couver sous sa coiffe. Faut dire que c’est un mec déchiré entre deux civilisations. Mère malaise, père français. Des ennuis avec le monde d’ici : son enfant mongolien (sans jeu de mot), sa femme qui l’a largué, ses patrons qui lui avaient signifié son renvoi. Dans un premier temps, il a tenté d’échapper à ses fantasmes en allant à leur source, justement. Il a cru exorciser le mal qui le taraudait. Son idée : se frotter à son Asie originelle, tenter de retrouver sa mère perdue. Mais, au lieu de le calmer, ce voyage n’a fait qu’accroître son mal. Sa mère est morte depuis longtemps. Il s’accroche à sa foi bouddhiste. Hélas, sa nouvelle compagne, loin de partager ses croyances, s’en effraie. Elle pressent que son amant déraille et qu’il a du mou sous la coiffe. Elle le presse de rentrer. Il refuse. Elle devrait le laisser, mais il s’accroche à elle. Quand il traverse des périodes d’accalmie, il redevient l’amant exquis qui l’a conquise.
« Les choses vont se dégradant. Elle écrit à sa sœur pour la mettre au courant. Il se saisit des lettres et les détruit. Et puis le dénouement arrive. Il l’emmène à la grotte de Batu Caves, “en pèlerinage”, prétend-il. Un mystérieux sentiment, consécutif à ses lectures concernant la Malaisie, l’attire en ce lieu extraordinaire. Mais quand son amie le voit en prière devant ces statues si grotesques pour nous chrétiens, elle s’emporte et devient cinglante. Ses sarcasmes de femme bafouée par des figurines de carnaval achèvent de chanstiquer sa raison. Trembleur lui porte un coup qui la précipite au sol. La pauvre Rose expire à des milliers de kilomètres de chez elle, sous le regard fixe d’une statue de bois peint. »