D’entendre ça, j’ai comme un caramel mou bloqué dans la trachée-artère (que Bérurier appelle « la tranchée à refaire »). Pépère avec moi dans cette ville de tous les dangers ! Il déménage ou il change de rue, le Dabe ? Je ne vais pas là-bas pour jouer les accompagnateurs de pèlerinage à Lourdes !
Oh ! mon Dieu, mon Jove, mein Cott, Dio mio ! qu’est-ce qu’il me fait là, le père Burnes-creuses !
Je déconviens à tire-d’aile. Ma gueule s’allonge tellement qu’elle me pend jusqu’aux boules.
Achille ajoute :
— Vous ne m’avez jamais vu dans l’action, Antoine ? Vous allez être surpris.
— Je n’en doute pas, monsieur le président, bafouillé-je-t-il lamentablement. Songez toutefois que l’équipée risque d’être rude et pensez-vous que nous dussions laisser cette grande maison sans personne à sa tête ?
— L’art d’un chef est de savoir déléguer ses pouvoirs, rabâche le Semoulard. Nous avons des auxiliaires de valeur qui seront heureux d’assumer l’intérim. Non, non, Antoine, mon disciple, mon tout petit : partons tous deux pour l’aventure. Luttons de concert ! Triomphons de conserve ! Arrachons la sœur de cette aimable femme aux griffes de ceux qui la retiennent.
« Si elle vit toujours », pensé-je in petto.
Et c’est ainsi que nous débarquons à Bangkok par un après-midi à chier, tant les pluies s’y déversent en cataractes.
Une limousine prévue pour, nous drive au Mandarin Oriental, à travers une monstrueuse circulation échevelée, grouillante, composite. Des camions bariolés tapissés de posters de filles nues, des pousse-pousse traînés par des squelettes, des taxis fous, en haillons, des loqueteux faméliques, des Mercedes blanches immatriculées CD, des policiers à cheval, des équipages à quatre ou cinq personnes chevauchant la même moto déglinguée, c’est un fantastique tohu-bohu. Les avertisseurs de tous les véhicules sont bloqués, constituant un vacarme qui, au bout d’une minute, te donne envie de hurler à pleins poumons pour joindre ton bruit perso au boucan collectif. Des maisons basses aux balcons surchargés de n’importe quoi, des étals de saloperies, des voiturettes aux friteuses asphyxiantes vendant d’atroces nourritures plus guère identifiables. Des groupes de bonzes en sari orange. Des mendiants de tous âges. Des femmes basses du pot d’échappement. Des sourires par milliers, des regards à peine discernables dans la blessure des orbites. Regards de supplication ou de menaces mal contenues, regards cupides, regards implacables de l’Asie bouillonnante qui s’enfle, s’enfle et va bientôt éclater pour déchaîner enfin ce fameux péril jaune qu’ont annoncé tant de prophètes !
Le Vieux s’est tenu bien sage pendant les treize heures de vol. Il a lu les Lettres d’amour à Brenda Vénus d’Henry Miller. Un document ! L’auteur de Plexus, amoureux d’une beauté de vingt et quelques piges alors qu’il en a quatre-vingt-sept, lui a écrit quinze cents bafouilles pour ne lui parler que de son corps et surtout de sa chatte, qu’il appelle le con. Je déteste ce mot quand on veut qualifier une aussi exquise chose. Quoi qu’on puisse dire, le mot « con » est réservé aux hommes car il est irremplaçable pour traiter la grande majorité de ceux-ci. Je ne lui ai jamais trouvé de synonyme valable et Dieu sait que j’en ai cherché !
Il n’a marqué aucune somnolence, malgré la longueur du trajet ; s’est alimenté convenablement, a peu bu, et uniquement du bordeaux, n’a fait qu’effleurer le cul de l’hôtesse quand elle s’est penchée pour lui brancher ses écouteurs au moment du film. Cette fille était ravissante : un côté Irlandaise à taches de rousseur, avec un sourire aussi lumineux que son regard bleu.
Ayant surpris mon regard, Achille m’a murmuré :
— On devrait avoir le droit de les caresser quand on est en first, cela agrémenterait le voyage. J’adore conserver en permanence une odeur de chatte au bout des doigts. C’est revigorant. Si je vous disais qu’il m’est arrivé de négliger l’hygiène après l’acte pour que perdure le miraculeux parfum.
Je lui avoue agir de même : nous sommes tous d’affreux dégueulasses.
— Je vais vous poser une question, Antoine, et vous demander d’y répondre avec une totale franchise. Pensez-vous que le black-out sexuel dont je suis victime depuis pas mal de temps est irréversible, ou puis-je encore nourrir de l’espoir ?
Je lui prodigue la bonne parole :
— Cette impuissance s’opère dans votre tête, cher ami. Un jour, vous vous êtes mis à développer un complexe d’âge, peut-être la maladresse d’une partenaire est-elle en cause ? Alors vous vous êtes recroquevillé sur vous-même et avez décidé d’être inapte. Mais pensez-vous sérieusement qu’un impuissant, un vrai, a envie de promener ses doigts sur la croupe d’une hôtesse de l’air ? Mon grand-père avait vingt ans de plus que vous lorsqu’il est décédé, or il faisait encore l’amour, et pas qu’à sa femme ! Notre sexualité est commandée par un interrupteur. Un déclic vous a fait brusquement lâcher prise, un autre vous rendra la lumière.
— Vous le pensez « vraiment », mon chéri ?
— J’en suis certain, patron. Certain !
— Oh ! merci pour ces bonnes paroles. Je ne demande pas d’avoir des érections de spadassin, Antoine, non plus que des émissions séminales impétueuses. Simplement, je voudrais retrouver le plaisir. Bandocher me suffirait, éjaculer de la fumée me ravirait. Au banquet du cul, je me contenterais d’un bout de table.
— Vous aurez mieux, promets-je, histoire de lui requinquer le donjon.
— Vrai ?
— Vous verrez !
— Bientôt ?
— Vous arrivez au bout de vos misères.
— Que Dieu vous entende !
— Il m’écoute.
Il est presque rasséréné tandis que la limousine du Mandarin Oriental se fraie un passage dans le flot écumant.
Deux chambres somptueuses nous attendent. Le confort est prodigieux, même pour un type blasé qui a traîné ses couilles dans les plus prestigieux palaces de la planète et de sa périphérie. Je te décris pas, ça te donnerait envie de m’arracher les yeux et de chier dans les trous. La jalousie vient sans crier gare. Je sais des gens qui ont trucidé parce qu’ils ne parvenaient pas à assumer la félicité des autres.
Je ne me suis pas encombré de bagages importants. Un costar de rechange, deux jeans, quelques limouilles, du linge de corps, ma trousse de toilette. Tu connais ma devise : on agit plus rapidement quand on a les mains vides.
Ne pouvant franchir les arceaux de sécurité des aéroports avec une arme, je suis allé faire un tour dans l’antre de Mathias pour y rafler quelques-uns de ses gadgets qu’il passe ses loisirs à concocter, en compagnie de son assistante-maîtresse-nièce dont je ne me rappelle jamais le blase.
— Vous prenez un peu de repos pour compenser le décalage horaire ? demandé-je à Chilou.
— Un bain et c’est tout, Antoine. Suivi d’un bon rasage, naturellement ; étant chauve, mon système pileux m’incommode.
— On se retrouve dans une heure ?
— Ce sera parfait.
Sans plus tarder (voire barguigner), je descends à la réception et demande à parler au directeur de l’hôtel. On me répond qu’il est à Hong Kong pour affaires, je déclare alors que son sous-directeur m’ira comme un gant !
Ledit est américain. Jeune et grave, le teint brique, des lunettes de myope, l’air de penser à autre chose de plus préoccupant que toi pendant que tu lui parles.