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Je lui montre ma carte professionnelle et lui explique que je suis à la recherche d’un couple de clients. Il me dit qu’effectivement la police est venue enquêter à leur propos. Il ne me cache pas qu’il ne se fait pas d’illusions sur leur sort et me confirme ce que m’a dit l’ambassadeur sur cette métropole peu commune.

Je feins de ne pas m’en formaliser, ne lui accorde la satisfaction d’aucune onomatopée pouvant lui laisser croire que je suis impressionné. L’impassibilité des grands chefs, tu vois ?

Ça « rend ». Pour bien snober, il convient de parler peu. Tu regardes ton interlo pendant qu’il jacte, droit dans les lotos ; n’ensuite tu poses tes yeux sur sa cravate et fais mine de réfléchir à « est-ce que t’as bien conservé ton ticket de parkinge à Charles-de-Gaulle » ou à « ai-je-t-il payé mon tiers provisionnel avant de partir ? ».

Mon vis-à-vis finit par me demander avec la voix soumise d’une gagneuse en chômage technique pour cause de ragnagnas inattendus, ce qu’il peut faire pour moi.

Je lui dresse une liste exhaustive (comme dirait un valet de ferme) de mes désidéradasses, à savoir numéro de la chambre du couple disparu, rassemblement du personnel lui ayant prêté ses services, y compris et surtout le bagagiste ayant sorti leurs valdingues au départ, mise à ma disposition d’un traducteur anglo-thaïlandais car les employés « intérieurs » ne parlent pas aussi bien le rosbif qu’ils le croient. Quand ce petit monde sera réuni, qu’il le tienne à ma dispose et me prévienne.

Con descendant, je le prie d’excuser ce surcroît de travail que je lui inflige, mais qu’il comprenne la gravité de cette disparition : elle affecte des gens apparentés au président de la République, d’une part, et aux Rothschild de l’autre part ; ça mérite qu’on se bouge l’ognasse, non ?

Il accepte de l’admettre et pense que d’ici une moitié d’heure il pourra me donner satisfaisance.

Je somnole sur mon lit, sans veste et déchaussuré, quand cet homme de parole me turlute.

Je demande avant tout le traducteur et réintègre mes Clarence en cuir d’autruche, pendant qu’il se propulse à notre étage.

Ce type, s’il n’est pas chinois, fait vachement bien semblant. Il est jeune : deux douzaines de printemps à tout casser, mais sans certitude, ces gens-là étant si juvéniles d’abcès (pardon : d’aspect) que, quand t’achètes une sucette à un petit garçon, tu finis par découvrir qu’il est son père !

Pour voir ses yeux, faudrait les amener plus près des joues avec une fourchette à escarguinches. Coiffé à l’huile, parfumé au jasmin, saboulé de noir, il est le prototype de l’étudiant pékinois qui va barrer la route aux chars sur la place Tian An Men[5].

Non seulement il manie l’anglais beaucoup mieux que la mère Thatcher, mais il parle aussi un français que si Robbe-Grillet avait le même, il aurait peut-être fait carrière. Te dire sa culture ! D’ailleurs, il m’apprend qu’il prépare (tout en travaillant pour l’hôtel) un doctorat de langues occidentales et qu’il connaît déjà le wallon et le romand ; pas sale, non ?

Comme il me plaît, je lui avoue l’objet de sa collaboration, pas qu’il tire des conclusions mal ciblées de sa prestation.

— Somme toute, dit-il quand je lui ai livré ma préface, vous espérez retrouver vos deux compatriotes ?

— C’est fou, n’est-ce pas ?

— Et également dangereux pour vous, affirme Mao Tsé Rien (c’est le nom de mon collaborateur d’occasion).

— En quoi ?

— Je suppose que vous êtes un excellent policier, or, plus vous allez enquêter, plus vous allez vous rapprocher de ceux qui ont kidnappé ces Français. Vous serez alors repérable d’eux et ils n’hésiteront pas à vous supprimer. Il y a des bandes organisées à Bangkok, dont la férocité est sans limites. Que vous soyez occidental et ne parliez pas les langues usuelles du pays rendent vos investigations pratiquement impossibles. Vous avez eu raison de vouloir me parler en premier, cela me permet de vous prévenir que, fatalement, les questions que vous allez poser au personnel seront répercutées jusqu’aux oreilles des ravisseurs et que, dès lors, vous allez être surveillé étroitement, sans que vous en ayez conscience. Ce qui revient à dire qu’au lieu d’aller à eux, c’est eux qui viendront à vous.

Tout ça d’une voix douce, avec un léger sourire de bouddha qui se laisse lécher les couilles. Les Jaunes, je m’en gaffe un peu quand je les connais pas, parce que tous mes contacts humains reposent sur le regard et que, le leur, hein ? Même quand ils portent des lunettes à gros foyer, il est duraille à capter. A mon avis, c’est pas normal d’avoir des châsses si enfoncés. Je suis persuadé qu’ils en souffrent ; si t’as remarqué, un Asiatique sur deux au moins porte des lunettes.

En ce qui concerne Mao Tsé Rien, je lui accorde un préjugé favorable parce que, avoue-le, il me rend un signalé service, comme on dit puis dans les vieux livres pour vieux cons. Lui, c’est pas dans le vague, ses avertissements. Il annonce la couleur (jaune devant, marron derrière).

Et là, soudain, je biche la pétoche. Oui, j’ose le dire, je les ai fluides à la perspective de cet univers compact, hostile, dans lequel il m’est socialement, intellectuellement et surtout physiquement impossible de pénétrer autrement que par la force.

Un douloureux choix m’échoit : abdiquer, reprendre mes billes ainsi que l’avion du retour, ou alors jouer le kamikaze et poursuivre.

Tandis que je balance, on frappe et c’est Mister Pépère qui se pointe, gaillard comme sa bite de vingt ans, oint de « Cologne Sologne », cette divine eau de toilette de la gentille Nicolaï, le teint vert comme une station B.P., le regard plus polaire que le mont Kirkpatrik.

Présentations. Résumé. Ma conclusion. Le tout exposé en moins de cinq phrases concises.

— Votre réflexion, patron ? sollicité-je.

Rien ne lui fait plus plaisir que cette appellation incontrôlée (elle m’échappe toujours ; que veux-tu, des années d’accoutumance !).

Il sursaille des sourcils (il lui en reste quelques-uns).

— Comprends pas, garçon.

— Notre enquête paraît compromise, pis : irréalisable. Aller de l’avant est suicidaire ! conclus-je.

Oh ! cette œillade méprisante.

— Ah ! ça, Antoine, vous vieillissez, mon cher !

Bon, vieillir n’est pas un délit, je sais ; seulement une grave négligence. Pourtant il entoure son objection d’un tel mépris que j’en humecte mon Eminence !

— Possible, mon cher Achille, rétorqué-je, pincé.

— Pour ma part, je vais de l’avant, mon bon. Je vais de l’avant ! Mais libre à vous de choisir la prudence ; l’esquive fait partie de la boxe.

Je pose une main familière (quoique encore déférente) sur le capiton de son épaule.

— Croyez-vous réellement que je pourrais reculer à ce point de notre trajectoire ?

Charitable, il murmure :

— Bien sûr que non, Antoine. Je ne vous ai pas élevé comme ça !

L’IDÉE DE CHILOU

Il se tourne vers le délicieux Mao Tsé Rien :

— Pardonnez-moi d’accaparer mon codirecteur un instant, cher monsieur.

M’entraîne dans sa chambre.

— Gentil garçon, probablement, me fait le Vieux, mais ici il convient de se défier de tout et de tous. J’aimerais vous faire part d’une idée qui m’est venue, Antoine.

— Je vous écoute, Achille.

— Devant la gravité de cette situation, il faut inverser les réacteurs, si nous voulons survivre à l’enquête et, qui sait, la mener à rabbin pardon : la ramer à bien.

Ses délirades au Chilou, tu sais où je me les mets ? De cette façon, elles seront à l’abri des intempéries.

— Je n’ai pas assez de mes deux oreilles pour vous écouter, assuré-je-t-il.

Il dit. Et ce qu’il dit, loin de me sembler « ganache », me survolte.

— Antoine, nous allons prétendre que nous enquêtons pour le compte de particuliers. Ecoutez ça, petit : ces gens disparus avaient signé une grosse assurance-vie. Leurs ayants droit sont de hautes personnalités assez puissantes pour mobiliser la police française. D’où notre venue. Vous me suivez ?

— Mot à mot, Achille !

— Et pourquoi nous envoient-ils en Thaïlande ? Non pas pour retrouver l’éditeur et la pharmacienne, mais au contraire pour pouvoir ramener la preuve de leur décès, car sans cette preuve, les primes d’assurance ne peuvent être payées. Subtil, non ?

J’émets un cri préhistorique dont je ne me savais pas capable. Il tient de la dinosaure femelle en chaleur et de l’auroch qui s’est pris la queue dans le tambour d’une porte pivotante.

Génial, le Vieux. Il vient de résoudre la quadrature du cercle ! Effectivement, en accréditant ce bruit, nous allons avoir affaire, non pas à des gens qui se claquemureront dans le mutisme mais qui, au contraire, feront tout pour parler.

— Nous laisserons courir le bruit qu’il y a une bonne prime à la clé pour qui nous procurera des renseignements utiles.

— Si cette promesse n’est pas tenue…

— Elle le sera, fiston. Chez nous, il est proverbial que nous disposons de fonds occultes. J’ai accès à des réserves secrètes dont nous ne sommes pas plus de trois en France à pouvoir disposer. La somme est rondelette. Elle se trouve en Suisse, sur un compte numéro et il nous est possible, par un simple jeu de nos empreintes digitales, d’y puiser depuis toutes les grandes banques de la planète. Je ne me souviens pas d’y avoir eu recours plus de deux fois, ce en des circonstances très particulières. Je crois que ce sera la troisième.

— Vous êtes Dieu le Père ! m’écrié-je.

— Le Père Noël seulement, dear Antoine. Maintenant, fonçons dans cette fable. Pour commencer, il faut la sortir à l’interprète, en lui faisant promettre le secret, bien entendu.

— Supposons qu’il soit sincère et qu’il le garde ?

— Nous le confierons aussi à d’autres, répond philosophiquement le Vioque, mais je doute que ce garçon joue franc-jeu s’il flaire du fric. Il est chinois, et il n’existe personne qui soit plus cupide qu’un Chinois. Je vous parie ma rosette qu’il voudra sa part du gâteau.

— Surtout pas ça, récrié-je : elle vous va trop bien ! C’est elle qui vous garde ce teint fleuri !

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5

En français : « Dubois-Martin ».