— T’as déjà vu vivre oune homme avec oun trou pareil au milieu dé la testa ?
— Ce salaud, fait Paul, il aura salopé toute ma banquette.
Ce souci de propreté me file un peu en rogne.
— Tu sais, fais-je, ton bahu aura besoin d’une sérieuse vérification : doit y avoir quelques traces de pralines sur la carrosserie… Sans compter ton verre galbé…
— On est encore loin dou chemin ? s’inquiète Panta.
Lui au moins ne perd pas le sens des impérieuses réalités. Il sait qu’à tout moment le renfort flicard peut surgir et que la corrida recommencerait. Seulement cette fois ça serait coton pour gagner le gros lot, ou alors faudrait que le Petit Jésus chanstique vachement les opérations de tirage au sort. Le Pourri ralentit considérablement et se tire les lampions pour repérer la route. Tout à la poursuite du condé il a pas fait gaffe au paysage et, nature, il a dépassé le chemin conduisant à la propriété de plusieurs bornes.
— Sainte Vérole ! grommelle-t-il, j’ai loupé le coche…
La tire roule à quarante, autant dire qu’elle va au pas.
— Je continue ou je reviens ? demande-t-il un peu flottant.
— Continue ! exhorte Pantaroli, et trace, bon Dieu, laisse pas éteindre la chaudière !
Il hoche la tête.
— Et aller où, tordu ? On file droit sur de la poulaillerie, tu parles qu’en ce moment ils ont dressé le couvert au milieu de la route ! Vous remarquez pas qu’on ne voit plus de guindes ? Si vous voulez m’en croire, le barrage est pas loin d’ici…
— Retourne, dis-je, de toute manière, ça ne craint rien dans le sens contraire… pour le moment du moins !
Il se conforme à mon conseil. Heureusement que la 203 braque bien. Il décrit un surplace de grande allure et met les chaussons dans la bonne direction.
Cette fois le ciel se met de notre côté : nous n’avons pas atteint le premier virage que nous croisons deux matuches à moto. Et ces fumarauds bombent comme si Miss Univers les attendait en s’offrant comme prime au premier arrivé.
— On a eu chaud aux plumes, ronchonne Paul.
— Tu parles…
Il retrouve le chemin creux et s’y engage à vive allure. Personne à l’horizon, la route est déserte.
En six minutes nous sommes à la propriété.
— Va ouvrir la grille, me dit Paul.
Je cours et j’ai juste le temps de m’effacer contre le mur car la bagnole fait un saut en avant. Il me paraît un peu pressé de la planquer, le Pourri.
La guinde disparaît derrière la baraque. Je ferme la grille et je vais rejoindre mes coéquipiers.
À la lumière du plafonnier, ils sont en train d’examiner le cadavre de Jérôme. Je fais comme eux parce qu’un macchab possède une force attractive contre laquelle il est duraille de se défendre.
Son œil arraché s’est collé à la joue. À la place il y a une grande plaie violette agrémentée de filaments blanchâtres. Le châsse au borgne a l’iris tourné de notre côté et braque sur nous une sorte d’effroyable regard de verre éteint. Le visage du gros est exsangue. Sa bouche entrouverte montre une langue rosâtre comme les gencives artificielles des vieux râteliers.
— Tu parles d’un prix de beauté, soupire Paul.
Le petit vieux regarde aussi le mort. Je reporte sur lui mon attention. Il a retrouvé ses lunettes au fond de la tire et il a repris un aspect à peu près normal. De grosses touffes de poils lui jaillissent des manettes, son nez est large, son front immense, bosselé, avec des rides sur le devant. Il a de gros sourcils et des bras très courts ; des bras de nain.
— J’emmène le Prof à la cabane pour m’occuper de lui, dit Paul-le-Pourri. Vous autres, tâchez de trouver une bêche et creusez un trou pour ce c… — là !
C’est toute l’oraison funèbre du pauvre Jérôme. J’avais une vague sympathie pour ce pauvre zigomard. J’ai un faible pour les mecs qui dépassent les cent kilos…
Pantaroli fulmine.
— T’en as de bounnes, Paolo ! Enterrer oune grosse vacca pareille en pleine nuit !
— Faut pas le laisser traîner, ça fait désordre, affirme le Pourri. Suppose qu’un braco ou quelqu’un d’autre se la radine, on est bon pour la promenade en décolleté…
— Si on le planquait à la cave ? je suggère, peu enclin moi aussi à me livrer, après tant d’émotions, aux joies discutables de la sépulture…
Paul est intraitable.
— Et demain il va puer, gros comme il est ! Non, au boulot, mes mecs !
Il cramponne le petit vieux qu’il a qualifié de Prof par l’aileron et l’emmène vers la casba. C’est vrai qu’il a l’air d’un prof, le petit vieux. Et avec ses bras trop courts, par-dessus le marché, il ressemble à un pingouin…
Dans la remise où Paul a stoppé sa 203, il y a plusieurs instruments de jardinage. Nous prenons une pelle et une bêche et, vachement flemmards, nous cherchons le coin du jardin où la terre est la plus molle. Le trou que nous creusons est superficiel. À vrai dire, nous recouvrons plutôt le cadavre de terre.
— Va bene, assure Pantaroli, il est bien, commé ça, Nonœil, il va faire oun gros dodo !
Et il rit, mis de bonne humeur par la rapidité d’exécution de notre ingrate besogne.
Nous entrons et filons nous laver les paluchettes à la cuisine. Paul sort d’une des pièces. Il nous regarde avec défiance.
— Déjà ! fait-il.
— Tu sais, je réponds, on n’a pas poussé la conscience professionnelle jusqu’à planter des trèfles à quatre feuilles sur sa tombe pour lui porter bonheur…
Il hausse les épaules…
— Figure, me lance-t-il, quand je pense que c’est à cause de toi que tout ce b… est arrivé ! Décidément j’aurais dû te laisser glander dans Paris. On ne fait jamais rien de bon avec les péquenots…
— De ma faute ! je proteste. Mais puisque je t’ai expliqué que…
— Oh ! ça va…
— Je t’assure, Paul… T’aurais été à ma place…
— La ferme ! il grince l’œil allumé par la haine, tu me fatigues, ordure !
Je me précipite, prêt à lui voler dans la portion. Mais Pantaroli me retient d’une poigne de fer.
— Dou calmé, murmure-t-il.
Il me sourit.
— T’es vif, Bernardo, trop vif avec les amis. Il a raison, Paul, si tou n’avais pas été imprudent, Jérôme serait encore là…
— Sans compter, dit Paul, qu’on n’est pas encore sortis de l’auberge. Ça doit draguer dur dans la région. Comme ils ne nous auront pas vus aux barrages ils se douteront que nous avons pris un petit chemin. D’ici qu’ils s’annoncent y a pas loin.
— Ça se paie ! lance le Rital en me serrant plus fort.
Pantaroli paraît faire une colère à retardement. Il me massacrerait comme une noix s’il s’écoutait. Heureusement pour mes abattis, il écoute Paul.
— Lâche-le, va, dit le Pourri. On reparlera de ça plus tard. C’est l’heure d’aller en écraser. Surtout n’actionnez pas l’électrac ! Pas le moment de se faire repérer…
— Où est le professeur ? demande Pantaroli.
— Je l’ai mis au dodo, t’occupe pas, va plutôt te zoner, mec !
L’Italien hausse les épaules. Puis il regarde sa montre en or qui est large comme une assiette à dessert.
— Trois heures, annonce-t-il. Oui, j’ai sommeil. J’espère qu’ils né viendront pas ici…
Paul sourit.
— Sois tranquille, assure-t-il. Ils ne viendront pas ; ils sont pas assez malins…
Il me désigne une porte au hasard.
— Ronfle par là, Bernard, pendant que tu dormiras tu ne feras pas de choseries.
Dormir ! C’est une belle idée, en tout cas, je tiens plus sur mes cannes.