Dehors, on entend des coups de marteau ; c’est Paul qui rafistole sa guinde. Il y va de bon cœur, le Pourri. La bagnole, j’ai remarqué, c’est son vice, à cet homme.
— Il va ameuter tout le pays, dis-je en montrant la fenêtre.
— T’inquiète pas pour loui, fait Panta.
Au fur et à mesure que notre partie se déroule et qu’il emmagasine des points, il devient sombre. On dirait que ça l’attriste d’engranger mon bon pognon. Pourtant, en général, les zigs comme lui aiment bien gagner.
À un moment donné, il frappe du poing sur la table.
— Dis donc, Bernard, tou avais quatre neuf cette fois ?
J’écarquille les châsses.
— Tu crois ?
— Je crois, oui ; même j’en souis sour !
Il m’aligne la preuve par neuf.
— Moi, j’avais ouné tierce au roi de trèfle ; oune autre à la dame de cœur, plus l’as et le dix de carreau… Regarde il n’y a pas dé neuf dans le talon, donc tou les avais !
Convaincu par cette avalanche de faits, je fais une petite moue ennuyée…
— J’ai oublié…
— Tou n’as pas la testa à toi, Bernard…
— C’est vrai, je ne suis pas en forme aujourd’hui.
Il jette les cartes, les brouille et se met à jongler avec.
— On ne joue plus ? je demande.
— Non, dit-il. J’aime gagner, mais contre oun adversaire qui sé défend. Toi tou tiens tes cartes et c’est tout ! On n’a pas dé plaisir à tricher avec un joueur commé toi !
Je hausse les épaules…
— Bon, fais excuse, mec…
Il prend une voix de miel pour me demander :
— Qu’est-ce qui té tracasse, Bernard ?
J’essaie de dégauchir une frime candide : l’innocence intégrale, la blancheur Persil.
— Qu’est que tu veux qui me tracasse ? Simplement je m’em… un peu ici, j’aimerais bien qu’on fasse quelque chose. La belote, ça va pour les longues veillées d’hiver, moi je suis un actif…
— Ah ! t’es oun actif ?
— Tu me crois pas ?
Il pose sur moi un regard équivoque, un feu fuyant.
— Si…
Paul radine sur ces bonnes paroles, l’eczéma empourpré par l’effort. Il est pas jojo, le mec ; on a envie de l’arroser d’essence et d’y mettre le feu.
— Voilà, dit-il, j’ai camouflé le plus gros et fini de déblayer la vitre arrière… J’avais peur pour le réservoir d’essence, mais il n’a rien… Les boudins non plus n’ont rien, c’t une veine !
Machinalement, je répète :
— C’t une veine.
Et alors, à ce moment-là, le bignou sonne à tout-va dans la pièce d’en face.
Paul va répondre. Moi j’ai comme un pressentiment que c’est ici que les Athéniens s’atteignirent. Cette sonnerie ne me dit rien qui vaille. Et en général je me fie toujours à mes impressions.
Le Pourri n’en dit pas long. Il raccroche précipitamment et radine.
Il a deux morcifs de charbon incandescent à la place des yeux et sa lèvre est tordue littéralement par un rictus de haine.
— Qu’est-ce que c’est ? interroge Pantaroli.
Il ne lui répond pas. D’une démarche lourde il s’avance sur moi, les poings serrés.
— Sacré b… d’enviandé de fumier de poulet ! gronde-t-il.
Gronder est exactement le terme qui convient, car, pour le quart d’heure, il ressemble à un bouledogue, Popaul ; à un bouledogue qui aurait attrapé la chtouille, mais à un bouledogue tout de même.
Cette fois, le moment est venu de baisser le masque.
Pour gagner quelques secondes je lui sors le classique, le pitoyable :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Mais il ne daigne même pas faire écho à cette pauvreté. Ses châsses se consument littéralement. Deux braises, je vous le répète, leur éclat meurtrier est insoutenable…
— Parle ! lance Pantaroli alarmé.
— Cette ordure a prévenu la police, dit-il… C’était la gendarmerie qui téléphonait pour vérifier un appel au secours…
Panta fait volte-face et illico il lui pousse un flingue dans les pattes. C’est ce qui peut s’appeler de la germination instantanée.
La situation est un peu plus critique qu’à la Chambre. C’est pas le gouvernement qui risque d’être renversé mais mes quatre-vingts et quelques kilogrammes de barbaque.
À la façon dont les deux buteurs me considèrent, je réalise qu’ils manquent de tendresse à mon égard. J’ai les copeaux parce que chacun d’eux a une machine à secouer le paletot en main et que moi, je ne possède que mon certificat d’études primaires pour leur faire front.
— Je voulais attendre pour te lessiver, poulet, dit Paul, les dents crispées. Mais je vais te mettre en l’air sans plus attendre. Ah ! tu croyais m’avoir berluré, hein, pourri…
Je hausse les épaules.
— Tu brouilles les blazes, Paul, c’est toi qu’on appelle le Pourri… Et pourri, tu l’es tellement que même les asticots auront envie de dégobiller quand tu seras dans le pardingue en planches…
— Le nom de Dieu de salaud ! grince l’eczémateux.
Inquiet, il dit à Panta :
— Lui défouraille pas dessus, il est à moi !
Je veux me payer du bon temps… Je pensais pas le faire aujourd’hui, mais du moment que la situation a changé…
Je regarde son flingue. Son index est tout blanc sur la gâchette. Un demi-millimètre encore et il va partir de la libellule en acier ! Oh ! ma douleur ! Pauvre bide à San-Antonio, qu’est-ce que tu vas enregistrer comme entrées non payantes. Le glave de parabellum c’est un truc qui fait son chemin dans un ventre de bourdille !
Paul écume. Il est à deux doigts de l’épilepsie…
— Y a vachement fallu que je me contrôle, ces deux jours, dit-il. À tout bout de champ j’avais envie de te mettre une praline dans le bol histoire de t’envoyer aux pâquerettes. Je veux te voir la bouche pleine de terre, et des pissenlits qui te poussent dans les yeux…
— T’es poète, admets-je, faut reconnaître. On flotte en plein surréalisme…
— Il sé fout dé ta gueule ! assure Panta, toujours prêt à se la ramener avec une fiole d’huile quand un incendie se déclare quelque part.
Je ne fais pas un mouvement. Si j’avais le malheur de bouger un cil je recevrais du pruneau d’Agen aussi sec.
— Comment as-tu su que j’étais un poulet ? je questionne, autant par curiosité que pour gagner du temps.
Il rit sauvagement.
— L’autre noye, pendant que tu brossais ma nièce, j’ai pris le pétard dans ta fouille, j’ai vu que les balles étaient à blanc… Donc t’avais fait semblant d’assaisonner le matuche… Et pourtant, le lendemain on annonçait son décès dans le canard. J’ai fait travailler mes méninges et j’ai pensé qu’il valait mieux te garder avec moi. J’ai téléphoné au patron. Lui aussi a pensé qu’il valait mieux t’avoir avec nous. Tu te rappelles la bagnole américaine ? Le chauffeur est un ancien de la sourde, il t’a reconnu, paraît que t’es commissaire spécial… Un as même, San-Antonio !
Pantaroli glousse :
— Un as ! J’aime ça… J’ai le chic pour les perforer, dis, Paolo, tu ne veux pas que je m’en charge ?
Mais Paolo est un gourmand.
— Ta gueule ! tranche-t-il, il est à moi, il est à moi, y a pas à y revenir. Du reste c’est à mézigue qu’on a donné l’ordre de flinguer monsieur, quand tout serait fini, non ?
— Ce que t’as de la chance, dit le Rital. J’aime tant repasser un perdreau !
— Faut en finir, dit Paul. Écoute, commissaire de mes deux, je t’expédierais bien en port dû, mais j’ai d’autres projets pour toi…
Il se tourne vers son complice :