— Va chercher un bidon d’essence dans la remise, il y a un jerrican dans le fond, amène-le, on va lui donner un bain… La maison est humide, une flambée réchauffera la température…
Je fais la grimace.
— Moi qui ai horreur de la chaleur, je murmure…
— Suppose qu’on est mardi gras et que tu te déguises en brasero pour aller au bal… Allez, amène-toi et fais pas le marle parce que c’est le genre de chose que je pardonne pas…
Il me colle son feu dans le dos, pas à bout portant car Paul est un type prudent, il sait qu’un as de la volte-face ne s’en laisse pas compter par un canon de P 38 dans les côtes.
Dans le couloir j’ai envie de me tailler à tout berzingue. Évidemment c’est la mort automatique car un flingueur comme le Pourri ne peut pas rater un malabar dans un corridor. Je me dis que la mort par balle est préférable à la rôtissoire. D’ac. Seulement je me dis aussi que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir. Quelques minutes de sursis ne sont jamais à dédaigner… J’ai déjà traversé des heures aussi cruelles et je m’en suis toujours sorti tant bien que mal.
Nous arrivons à la salle de bains. La baignoire n’a pas servi depuis longtemps. Elle est toute jaune dans le fond et la bonde est rouillée. Une andouille d’araignée a joué à Pénélope et a tendu son filochon entre le robinet et le rebord de la baignoire. J’enregistre ces innocents détails d’un œil plein d’acuité. Dans ces moments-là votre rétine devient une vraie caméra. Je travaille dans les gros plans comme les Américains…
— Monte dans la baignoire, ordonne Paul…
J’hésite. Il me semble que cet instrument d’hygiène est un cercueil de faïence… Il m’épouvante et me paralyse…
— Monte ! enjoint Paul, où je t’en mets une dans le ventre en guise de hors-d’œuvre…
Mes cannes sont lourdes comme si j’avais des pompes de plomb. Je fais un effort et j’enjambe le vaste récipient.
— Voilà, dit Paul… T’as l’air malin, là-dedans, monsieur le commissaire… Un vrai baigneur en Cellulo…
Il se tait car la voix du Rital s’élève, dehors, une voix ennuyée mais claironnante qui ressemble à un cocorico.
— Paolo !
— Ouais ? hurle mon tourmenteur…
— Jé né trouve pas lé bidon !
— Derrière les fagots, hé ! Enflure…
— Bene…
Paul me regarde.
— On est mal secondé, dit-il. La main-d’œuvre devient de plus en plus dure à trouver pour certain boulot…
Je souris.
— Tu sais d’où ça vient, Popaul ?
— Dis voir ?
— La police est de mieux en mieux organisée. Le tueur se retrouve toujours à cinq plombes du mat avec le successeur de Deibler qui le grimpe à la frissonnante sur la bascule à Charlot… Votre combine commence à être sciée, la preuve, on m’a branché sur toi pour essayer de remonter la filière. Seulement écoute, Paul, ton tort c’est de t’être embrigadé avec des mecs qui ne sont pas de ton bord. T’as dépassé la norme, tu comprends ? Les choses vont mal tourner pour ta peau. Tu n’as pas une chance sur cent millions de t’en sortir…
Je baisse la voix.
— Arrangeons-nous, mec, pendant qu’il en est temps, je te fais un bouquet : ma peau contre la tienne, c’est régulier, tu marches ?
— Va te faire…
Il préconise une foule de trucs à me faire faire. Tous plus désobligeants les uns que les autres évidemment. Il n’y a rien à faire pour le circonvenir, comme on dit dans les milieux huppés ; il est braqué… Et aussi il est allé trop loin. Il y a des moments où les lourdes se referment derrière vous ; pas la peine de tabasser, personne ne peut plus vous ouvrir… C’est le cas pour Paul-le-Pourri.
C’est pourquoi ma proposition le fait ricaner.
Il est là, dans l’encadrement de la porte, solide, terrible, avec sa gueule ravagée et ses yeux étincelants. Le pétard ne tremble pas dans sa main. Il est juste en face de ma poitrine. Il le tient contre sa hanche, en vrai caïd du tire-pipes, le canon légèrement remonté, le doigt prêt à envoyer la purée…
Une minute peut-être s’écoule.
Alors, mes mains que je tiens appuyées au mur afin de ne pas glisser dans la baignoire rencontrent le porte-savon. Dedans il y a un Cadum, le truc qui entretient la beauté ! Je m’en empare, mine de rien… Je sens dans ma dextre cette chose solide.
Je me dis que le chef d’orchestre peut envoyer le roulement du saut-périlleux-en-arrière. C’est maintenant que je prends la correspondance.
Je regarde par-dessus l’épaule de Paul avec des yeux agrandis par l’horreur et je bégaie :
— Non ! Non ! Non !
Le Pourri se figure que c’est Pantaroli qui radine avec l’essence. Il a un léger mouvement pour le laisser passer. Ce faisant, le canon du pétard, durant une seconde et demie, se trouve trop à droite.
Je lève le bras et balance le savon de toutes mes forces — qui sont grandes ! Un bruit mou, un cri de douleur, une détonation qui se répercute dans le local. La balle frappe la faïence au-dessus de ma tête, l’écaille, rebondit…
— Fumier ! crie le Pourri.
Il a biché le petit Cadum en plein nez et le raisin se remet à pisser. Je dis se remet car je lui ai déjà valu une petite hémorragie de ce genre, à l’eczémateux.
Sans perdre mon temps à le contempler, je lui fonce sur le lard en un plongeon magistral… Il relève le soufflant ; mais un saut de côté me permet d’éviter le second pruneau.
Il reçoit ma boule dans le poitrail et pousse un « han » pitoyable. Je suis comme fou. Je bille comme si j’étais pris dans les anneaux d’un boa. Il m’inspire la même répulsion, la même terreur. Illico, je lui chope le bras et le tords brusquement afin de lui faire lâcher son instrument agricole. Le parabellum choit sur le carrelage.
Je tire encore le bras à moi, un craquement ! Paul gueule aux petits pois. Je viens de lui craquer l’épaule et la douleur est intolérable. À ce moment, Panta s’amène.
— Parqué t’as tiré sans m’attendre ? proteste-t-il depuis le seuil.
Mais lorsqu’il pige la séance il lâche son bidon pour porter la main à sa ceinture.
Cette race-là défouraille presto. Ils sont doués pour la castagne, les mandoliniers ! Je moule Paul qui continue à se tordre de douleur et je fonce à l’allure d’un Mig sur le Rital qui n’a pas le temps de dégainer sa seringue.
Rrrran ! le plus bel upperçut de ma vie, je le jure ! Ma livre de phalanges lui arrive à la pommette. Il ne dit rien mais sa gogne se gondole comme s’il se plaçait devant un miroir déformant.
Pourtant il achève de sortir son feu… Je veux lui cramponner le bras : macache ! Il se tourne de telle façon que son brandillon m’échappe… Alors je le coince de toute ma masse contre le mur afin de l’immobiliser. Et à coup de boule dans la boule je l’assomme. Par le fait je m’étourdis itou. Comme disait un dingue de mes relations qui se filait des coups de marteau : « Ça me fait du bien quand je m’arrête… » Front contre front, nous ressemblons à deux taureaux en train de se chercher du suif au sujet d’une vache normande. Nous soufflons comme des phoques et poussons des cris inachevés… De l’hystérie !
Il renaude en italoche, le fumelard. Je comprends pas la langue du Dante, mais je me doute qu’à la synchronisation ça ne doit pas donner de la page d’anthologie !
Je me dis : « Faut en finir. » Alors je prends un risque terrible. Je recule et, tandis qu’il dégage sa main armée je lui distribue un terrible coup de savate à un endroit pas fait pour recevoir des pêches de ce calibre… Il devient instantanément vert pomme, Pantaroli. Il s’incline un peu en avant et se met à dégueuler avec brio.
Je rafle son feu. Je fais volte-face et bien m’en prend car Paul-le-Pourri, profitant de la diversion, a réempoigné la lampe à souder qui traînait à terre. Nous tirons presque en même temps. Mais la fraction de seconde d’écart joue en ma faveur et il prend ma prune dans la poitrine. Son coup en est chanstiqué. Le tressaillement du feu suffit à lui faire lâcher prise. Il reste adossé au mur, soufflant bruyamment… Il est mal à son aise, le gars… Il est là, le bras droit désarticulé, le gauche pressé contre sa poitrine, la bouche ouverte, le regard défaillant.