— Sûrement pas…
— Alors ? Je parle sérieusement. Voyons, tu peux dire que ton brave oncle Paul te servait de père. Il est mort pour le compte de ces types et tu dois palper un dédommagement pour le préjudice matériel… Parlons pas du moral, une perte pareille n’est pas calculable en francs français !
Je me retiens à deux mains pour ne pas pouffer… Ma parole, on cause du Pourri comme s’il s’agissait du président du Conseil.
Mais Sofia ne voit pas l’énormité de mon baratin. Elle est hypnotisée par un gros paquet de fric qui devient à ses yeux de plus en plus probable…
— Oui, dit-elle, mais ces gens… Tu crois qu’ils prendraient ma demande en considération ?
Je fais un geste dubitatif.
— Pourquoi pas, on peut essayer…
— C’est peut-être dangereux, s’ils ont l’impression qu’on veut les faire chanter, peut-être que…
Vite, je calme ses scrupules…
— Pourquoi auraient-ils cette impression ? Faudra y aller carrément sans fioritures. Leur exposer la situation d’autorité, surtout pas menacer, ni geindre : être ferme, calme, tu vois ? Et t’as tout en main pour convaincre… En main et ailleurs !
Elle rit.
— Et combien crois-tu qu’on pourrait leur demander ?
— Il me semble qu’une brique serait le taf raisonnable.
— Tant que ça ?…
— Dis, la perte est en conséquence, non ?
Vous pouvez croire que je biche. J’ai comme qui dirait l’impression de toucher au but.
Mais elle a une question qui me fait dégoder rapide :
— Bon. Où je peux les voir, ces gens ?
Là, c’est le coup de mailloche sur le cigare. J’en ai les carreaux fêlés. Elle m’a tout l’air de ne rien connaître d’eux, ma Sofia d’amour-en-sucre.
— Où tu peux les voir ? articulé-je péniblement… Mais… Je… Je n’en sais rien ; je ne les connais pas !
— Pourtant tu me dis que tu en as vu dans une voiture américaine ?
— Je l’ai vu dans la rue : bonjour, bonsoir, la bagnole a disparu… Tu n’as pas une idée de qui il s’agit, toi ?
— Pas la moindre !
— Paul te parlait jamais de ses affaires ?
— Lui ? Tu penses : un tombeau…
Elle rougit parce que ça n’est plus une comparaison à faire.
— Il venait souvent te voir ?
— Comme ça : des fois il restait huit jours d’affilée, et puis des mois se passaient sans que j’aie de ses nouvelles… L’oiseau sur la branche, Paul !
— Il ne laissait pas de papiers, d’objets qui pourraient nous fournir une indication ?
— Non ! Il avait même pas une brosse à dents avec lui !
— Où crèchait-il ?
— En hôtel ; et il changeait tout le temps parce qu’il avait mauvais caractère et s’engueulait régulièrement avec ses logeurs pour des riens…
— T’as pas une idée de son dernier hôtel ?
— Si : l’Hôtel de la Grande France, la semaine passée il y était encore. C’est près de la Villette !
J’hésite :
— On pourrait y aller ?
Mais Sofia secoue la tête.
— Tu ne peux pas savoir ce qu’il était méfiant, l’oncle Paul ! C’était pas le genre d’homme à laisser traîner quoi que ce soit dans une chambre d’hôtel… Ses fringues, c’est tout ! Et en prenant soin de vider les poches avant de sortir, crois-moi !
Je me frotte le menton. J’ai besoin d’un coup de rasoir car l’énervement et la fatigue me font pousser la barbe à tout-va. Ça crisse sous mes doigts.
Elle est toute ravagée par la déception, la pauvre âme. Elle voit s’effriter sa liasse de talbins… La brique envisagée s’éloigne comme sur une planche savonnée en pente raide.
— Écoute, Sofia, soyons logiques : Paul, c’était un homme non ? Il ne vivait pas seul, personne n’est vraiment seul. On a toujours quelqu’un, quelque part : homme ou femme qui vous attend et qu’on va retrouver pour jouer au sifflet-dans-la-tirelire !
— C’est vrai…
— Alors ton oncle avait une poule, ou un petit ami s’il était de la pédale, mais il avait quelqu’un, bien que sa gueule — sauf le respect que je dois à sa mémoire — ne soit pas engageante.
Elle fait claquer ses doigts…
— Oui ! dit-elle, autrefois il fréquentait une bonne femme… La mère Tapecul… Une espèce d’ivrognesse effroyable… Elle devait avoir un vice qui plaisait au tonton…
— Qu’appelles-tu « autrefois » ?
— Ben… Il y a de ça deux ou trois ans…
— Peut-être qu’il la fréquentait toujours ?
— C’est à voir…
— Où habite-t-elle, cette pin-up ?
— Antony…
— On va y aller… Ça donnera p’t-être quelque chose ?
— Oui, mais ça n’est pas prudent pour toi…
— T’occupe ! On va prendre un taxi jusque chez un pote à moi qui me prêtera sa tire.
Inutile de vous préciser que la voiture du copain c’est en réalité la mienne que j’ai hâte de récupérer !
CHAPITRE XIV
Une fois au volant de mon météore, je me sens en pleine possession de mes moyens et l’existence se présente par le bon bout. En vingt minutes je suis à Antony. Il fait un beau soleil et midi sonne à toutes les horloges de la région.
— Quand on aura vu la vioque on ira grailler, fais-je à Sofia.
Elle a troqué ses fringues noires contre un petit tailleur à rayures grises et blanches de coupe impeccable. Ce petit lot, on a un réel plaisir à le balader, croyez-moi…
Tout en conduisant je laisse traîner mes mains sur ses jambes et elle se coule carrément à la renverse, les yeux fermés, avec un soupir qui veut en dire long. C’est simple, j’ai jamais rencontré une fille pareille. Cette souris, pour l’éteindre, faut mobiliser les pompelards de la porte Champerret avec leur outillage de choc. Malgré la partie de tu-me-veux-tu-m’as qu’on vient de faire, elle est toute prête à remettre le couvert, Sofia. C’est du cratère en éruption. Avec elle, on a le Stromboli à domicile !
Je lui distribue quelques caresses furtives qui, loin de la calmer, lui font crier « maman » et je comprends que j’ai commis une cuterie monstre en la court-circuitant. C’est le genre de pépée qui, une fois branchée, a besoin d’aller jusqu’au bout.
— Prends-moi ! crie-t-elle…
Et ce, juste au moment où je ralentis à un carrefour à proximité d’un flic. Il en a la manette froissée, le pauvre…
Nous sortons de l’agglomération et, après avoir engagé ma charrette dans un petit chemin creux et balancé un coup de périscope sur les environs je lui offre le petit coup de ramonage de l’amitié.
Ensuite de quoi ça va mieux de part et d’autre, et les nerfs en paix je pénètre, pour changer, dans Antony.
Le plus coton, maintenant, c’est pour trouver la mère Tapecul, car, vous devez bien penser, malgré votre ramollissement de la coquille, que Tapecul est un sobriquet. Sofia ne lui connaissant pas d’autres blazes on doit fonctionner au signalement.
— Écoute, dis-je à ma douce compagne, si elle se poivre le naze, cette vieille peau, c’est dans les troquets qu’il faut se rancarder…
— C’est vrai, reconnaît ma vamp, tu as de la suite dans les idées.
— Tous les gars de Clermont sont comme ça, affirmé-je.
Nous repérons un petit bistrac qui ne paie pas de mine. Sur la vitre il y a écrit : « Chez le Gros ». J’enfonce le bec de cane et je pénètre, suivi de Sofia, dans une salle de bistro qui fait un peu cambrousse. Sur les murs il y a un papier peint unique en son genre, dont le motif représente un épagneul tenant un faisan dans sa gueule. Multiplié à l’infini, ça donne une jolie meute et un joli tableau de chasse. Le tout est pisseux à souhait…