Un billard couvert de moisissure occupe le fond de la salle. Il y a des tables de marbre autour, un vieux rade à l’avant et, en vitrine, des journaux jaunis (le gars fait sous-dépôt Hachette) et des bocaux de bonbons… Il est laga, le « Gros »… Et il a maigri depuis qu’il a fait peindre son enseigne. Ses joues sont flasques comme des fesses de centenaire, mais son bide est resté conséquent. Il paraît nourri au gaz de ville !
— Ce que ce sera ? éructe-t-il…
— Deux Cinzano !
Il nous sert…
— Dites voir, je susurre, vous connaissez pas dans le pays une brave poivrote qu’on appelle la mère Tapecul ?
Il a un rire languissant qui ressemble à une valve de chambre à air se libérant.
— La mère Tapecul ! dit-il… Vous pensez que je la connais, c’est ma meilleure cliente…
Il demande, réalisant brusquement que ma question est insolite :
— Pourquoi ?
— J’aimerais lui parler…
— C’est à quel sujet ?
Pas complexé, le Gros. La discrétion ne l’étouffera jamais !
— Je me réserve de le lui dire, fais-je, sentencieusement…
Ça le met en boule. Il se renfrogne et c’est d’un ton fulminant qu’il lâche :
— La seconde rue à droite, tout au fond, une baraque en planches couverte de tôle ondulée…
— Merci…
Je casque et on se taille.
Effectivement, la masure est digne du surnom de sa locataire. Elle fait « chiffonnier d’Emmaüs » en diable… Tout y est : les vieux bidons, les vieux pneus dans le jardin où trois poireaux végètent dans de la mauvaise herbe… Les fenêtres aux carreaux remplacés par des boîtes de conserves aplaties…
La porte qui ne ferme plus…
La cuisine-chambre à coucher-salle à manger, aux meubles constitués par des caisses, au lit fait avec de la paille sur lequel la mère Tapecul repose, peinarde à jamais, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre.
C’est Sofia qui l’aperçoit la première. Elle pousse un cri et s’immobilise le doigt tendu. Je m’approche, les sourcils froncés… Ça n’est pas beau. L’ivrognesse était une dame qui n’avait pas besoin de se mettre des bigoudis pour friser la soixantaine ; elle est toute ridée, toute flétrie, et cradingue comme il est pas permis… Je ne sais pas s’il se l’embourbait encore, Paul, mais fallait pas qu’il ait l’imagination turbulente, je vous jure ! Un lot pareil, le dernier des crouilles l’aurait pas voulu ! De quoi vous guérir de l’amour pour toujours et vous faire prendre un engagement définitif dans le régiment des eunuques !
Elle est vêtue de hardes effroyables… Sa bouche est ouverte sur un dernier râle, ses yeux lui sortent de la tranche… Le sang qui a coulé de l’affreuse blessure est tout noir… Sec depuis belle lurette. La vieille est froide comme un nez de clebs. On a dû l’assaisonner hier, à mon avis, peut-être avant-hier… J’abandonne le corps pour examiner les lieux ; pas besoin d’avoir son brevet de pilote pour comprendre qu’on a farfouillé partout ! Il y a un désordre indescriptible… Des billets de banque jonchent le sol, ce qui prouve que le fricotin n’était pas le mobile du meurtre.
Si le Pourri avait confié quelque chose à la vieille morue, il est rigoureusement certain que les dirigeants du gang ont récupéré ce quelque chose. Ils pouvaient y aller carrément. Tous les jours on en bute, des mères Tapecul. La gargane ouverte, ça fait règlement de comptes ou geste de poivrot. La police met ça sur le compte d’un traîne-patins quelconque, on arrête un clodo, on le passe à la purge. S’est est chlass il avoue tout ce qu’on veut et il se retrouve dans le quartier des condamnés à la détronche un vilain matin, sans bien piger ce qui lui est arrivé.
— C’est atroce, gémit Sofia…
— Oui, dis-je, le coup est vache. Probable que les patrons de ton oncle tenaient à l’œil leurs employés. Ils ne prennent pas de risques inutiles, à preuve !
Elle soupire :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Que veux-tu qu’on fasse ?
— On s’en va ?
— Oui…
Et en effet, on les met. Je me promets d’avertir la rousse plus tard, quand j’aurai largué la petite rouquine… Comme quoi je vais d’une rousse à l’autre sans hésiter ! Notez bien que ce jeu de mots est minable, je le sais, mais on ne peut pas distiller du génie à longueur de journée, ça fatigue tout le monde…
Nous quittons la petite localité et reprenons la route de Paris.
— On va toujours casser une graine, dis-je. C’est pas le moment de se laisser abattre…
Je repère une auberge gentillette à l’enseigne du Beau Pigeon. Espérant qu’il ne s’agit pas du client, j’arrête ma tire et nous investissons le territoire.
Une brave servante à l’air plus gourde que nature nous attribue une table près d’une fenêtre. Nous nous mettons à consommer une poularde demi-deuil (de circonstance après les obsèques de Popaul) lorsque la lourde s’ouvre sur Blandin, un inspecteur de la P.J. que j’ai eu sous mes ordres avant d’entrer dans les services secrets.
C’est un grand c… qui n’hésite jamais à dire ou à faire une c… lorsque l’occasion se présente.
Bien entendu il vient tout droit à moi.
— Monsieur le commissaire ! brame-t-il, quelle bonne surprise ! Qu’est-ce que vous faites dans mon bled ?
Pour un paveton dans la mare c’en est un. C’est même un vrai aérolithe. J’en suis soufflé et j’ai une peine inouïe à avaler ma bouchée de poultock.
Sofia est d’un joli gris tirant un peu sur le vert. Elle pose lentement sa fourchette sur le bord de son assiette et se met à nous regarder, cet endoffé de Blandin et moi, avec des yeux chargés de stupeur.
— Salut, fais-je mollement à Blandin…
Mon regard lui apprend qu’il a commis sa nième choserie de la journée.
Il se trouble, balbutie, déclare qu’il fait beau ; me dit que sa femme est en cloche de son troisième ; qu’il est en congé de maladie à la suite d’un phlegmon dans la gorge et enfin pirouette pour filer… Ce gnace, ça m’étonnerait qu’il ait de l’avancement, ou alors faudrait que je n’aie pas le temps de m’occuper de lui. Même si je cannais avant de l’avoir recommandé en haut lieu, je crois que je ferais un nœud à mon linceul pour ne pas l’oublier.
Deux pleines minutes d’un silence épais comme du mortier s’écoulent. Nous ne bronchons ni l’un ni l’autre. La serveuse, voyant que nous cessons de tortorer, nous demande si le poulet ne nous convient pas.
— Pensez-vous, fais-je, il est sensationnel… Le poulet, pensez ; c’est notre plat préféré, n’est-ce pas chérie ? je demande à Sofia…
Elle se remet à manger avec des gestes automatiques.
Quand elle a morfilé son aile, elle dit :
— Au fond, ça ne m’étonne pas…
— Qu’est-ce qui ne t’étonne pas, mon cœur ?
— Que tu sois un flic…
— Ah oui ?
— Oui ! Tu n’as pas les manières d’un truand… Il y avait quelque chose en toi qui sonnait faux. Tu semblais… je ne sais pas : trop vrai ; il y avait trop d’ironie dans ton personnage…
Elle tourne pour la première fois depuis l’incident ses beaux yeux sur ma belle personne.
— Qu’est-ce que tout ça veut dire ?…
Je soupire.
— Je suis des services secrets, avoué-je, pas la peine de te bluffer plus longtemps…
— Pas la peine en effet !
— Qu’est-ce que tu veux : ton oncle a joué au c… Il s’est lancé dans un turbin qui n’était pas fait pour lui, ni pour les mecs du milieu…
Elle hoche la tête.