— Vous avez pensé remonter jusqu’aux organisateurs grâce à lui ?
— C’est ça.
— C’est pourquoi tu as fait toute cette mise en scène ?
— Eh oui !…
— Je comprends pourquoi tu t’es sorti du mauvais pas. Le seul rescapé : tu parles ! Si ça se trouve c’est seulement toi qui les a descendus, dans la maison là-bas ?
J’avale ma confusion.
— T’es malade, Sofia ? Puisqu’au contraire je comptais sur Paul pour trouver les chefs du gang !
— Alors pourquoi la police a-t-elle donné l’assaut puisque tu y étais ?
Elle raisonne comme une reine, cette môme. Pour lui vendre des navets creux faut drôlement lui bander les yeux et lui mettre des gants de boxe…
— Il y a eu maldonne… Tu sais, la police est très compartimentée… Souvent la liaison se fait mal entre les différents services : la preuve !
Mais elle est triste, sceptique.
— Dire que je croyais que tu avais un penchant pour moi…
Je lui prends la taille.
— Ne sois pas bête ; tu as la preuve que je m’en ressens drôlement pour ton académie !
— Oh ! parce que t’es un homme…
J’exulte.
— Eh oui, justement : je suis un homme. Tu as résumé admirablement le problo… Tous les hommes sont des hommes, flics ou truands ! Des hommes qui aiment les belles filles, des hommes quoi ! Qu’importe le côté de la barricade. Tu me plais, Sofia… Je te le prouverai toujours quand tu voudras…
Elle a un pâle sourire.
— Tout de même, fait-elle, avoue que la situation est assez particulière…
— Moi je la trouve poilante. Tu ne veux plus bouffer ?
— Non.
— Moi non plus… Allez, viens !
En pilotant mon char, je gamberge. Je me dis qu’il n’est pas tellement prudent de laisser Sofia retourner chez elle car les employeurs de Paul ont une façon un peu dure de couper les ponts ! S’ils se mettent à ratisser le passé de Paul pour enlever les traces de leurs activités, Sofia est en danger.
Je lui explique ça et elle se trouble.
— Tu crois qu’ils…
— Et comment. Écoute, pendant deux ou trois jours va à l’hôtel sous un autre nom… Tiens, l’Hôtel du Printemps, rue de l’Isly. C’est central et ce sont des potes à moi qui le tiennent !
— Comme tu voudras, mais à une condition…
Son regard trouble m’en dit long sur ces conditions !
Je lui caresse la joue (pas la peine de l’enflammer, j’ai pas le temps de la servir).
— D’accord, Sofia… J’irai te voir ! Je sais que t’aimes pas pieuter seule !
CHAPITRE XV
Ça n’est pas une assiette garnie que s’empiffre Mémé, malgré son pronostic du matin, mais une poitrine farcie plus appétissante que celle de Lolobrigida.
Il tortore gloutonnement comme s’il n’avait rien ingéré depuis les restrictions.
Je m’assieds à côté de lui sur la moleskine sans qu’il m’ait vu radiner et il a un hoquet qui manque l’étouffer.
— Déjà vous ! fait-il…
— C’est un mot de reproche, ça, Mémé…
Il secoue la tête…
— Vous charriez, monsieur le…
— Ça va, dis-je, balance pas mon titre à tout-va, je suis pas mégalomane, Dieu merci.
Il louche sur sa poitrine qui refroidit, n’osant plus la consommer.
— Eh ben bouffe ! je lui fais, faut pas que je te coupe l’appétit, au contraire, je veux être ta bonne Quintonine des familles !
— Oh ! fait-il, ça peut attendre.
— Mais non, dis-je, la poitrine farcie c’est pas comme la vengeance, ça doit se manger chaud…
Il m’obéit rapidement, mais il est gêné et il avale des bouchées qui étoufferaient une autruche.
Pendant qu’il évacue son plat du jour je regarde l’animation de la rue Pigalle par la vitre qui se trouve dans notre dos. Il y a une rangée de plantes vertes, un store, des rideaux, mais comme le rideau est à jour et le store à claire-voie, la visibilité reste totale. La rue commence à s’animer. Il y a des p… en pagaïe qui font le touriste, des aboyeurs qui racolent aussi en promettant des sensations rares aux pauvres peigne-culs débarqués de leur bled ; les néons des boîtes se mettent à clignoter. Le populo remonte de la Trinité comme les truites remontent les ruisseaux en crue. L’Américain donne bien, le terreux aussi. Allons, la soirée sera bonnarde pour ces messieurs-dames.
— J’ai du nouveau, me fait Mémé-Bille-en-Bois avec un petit sourire triomphant dans le regard.
Cette affirmation me fait passer un frisson de plaisir au long de l’échine.
— C’est vrai, gars ?
— Authentique…
— Allons, tant mieux, mais ne parle pas la bouche pleine !
Il achève son glass de rouge et clape de la langue pour témoigner à l’assistance la satisfaction qu’il a éprouvée en becquetant ce plat garni.
Sa gueule est marrante : minuscule, avec des cils de pierrot et des éventails à hannetons démesurés.
— J’ai mené ma petite enquête, dit-il…
— C’est vrai ?
— Oui. Faut dire que le mitan ça me connaît. J’ai dragué toute la journée, interrogeant les uns et les autres…
— Et t’as obtenu du résultat ?
— Ouais…
— À savoir ?
— Paul voyait quèquefois un type genre haute société, bien loqué, les cheveux gris…
— Et des lunettes ovales ? je complète…
Attristé, Mémé balbutie :
— Ah ! vous êtes au courant ?
— De ça seulement…
— Bon. Des potes à Paul l’ont vu, une fois ou deux dans une tire ricaine, une vache bagnole…
— Je connais…
— Mais vous savez tout alors ! Vous n’avez plus besoin de moi !
— Oh ! que si… T’as le numéro de la tire, je parie ?
— Non… Mais je sais où on peut rencontrer le gars aux besicles !
— Alors là t’es un chef, Mémé !
— Vous comprenez, explique-t-il, un des mecs qui a vu Paul en sa compagnie l’a repéré dans un bar et…
Ce qu’il dit est intéressant, mais c’est court. Beaucoup trop court… Je regrette de lui avoir conseillé de finir sa poitrine farcie avant de parler, car c’est la sienne, brusquement, qui est farcie. Et pas avec du hachis, je vous l’annonce !
Ça se passe avec une telle soudaineté que je réalise mal la situation… C’est tellement confus que je ne sais pas par quel bout commencer pour vous raconter ça. D’abord y a un bruit pareil à celui que ferait une gigantesque allumette grattée sur une râpe. Ce bruit-là, pas la peine d’avoir fait son service militaire dans la garde princière de Monaco pour savoir qu’il est produit par une mitraillette.
La vitrine que nous avons dans le dos fait des petits ; j’en ai un gros tas sur la braguette, ce qui est plus gênant qu’un slip kangourou. Mémé se met à tousser et à glavioter du raisin sur la nappe… Tout le monde gueule… Un vrai rodéo, entrée gratuite, si cardiaque s’abstenir !
Je me dis qu’un enfoiré de première grandeur vient de lâcher une rafale sur nous, de dehors. Il nous a fait le coup de Jean Jaurès… Je me demande comment je ne suis pas transformé en tamis à l’instar de Mémé. Je pige en voyant que j’ai derrière moi, très exactement, la colonne de fer soutenant le montant de la longue vitrine. Cette colonne est double et elle fait à peu près la largeur d’un dos d’homme. Il existe entre les deux un intervalle assez grand, mais, par bonheur, aucune praline n’est passée entre et les bastos ont ricoché sur les colonnes… Qui donc disait que les miracles n’ont lieu qu’une fois ? Pour bibi ils se produisent à longueur de journée… Je sais bien que dans un bouquin le sympathique héros ne se fait jamais foutre en l’air et qu’à la fin finale, il épouse l’héroïne et lui plombe quatre chiares d’autorité, mais quand même…