— M… ! tonne Paul, vous allez pas remettre le couvert, les deux ? Classe à la fin de vous voir limer à longueur de nuit… Maintenant on a des trucs urgents à s’occuper !
— Ton oncle a raison, fais-je à Sofia. Laisse un peu tomber, tu veux ?
Elle soupire, noue un ruban dans ses cheveux pour en faire une queue-de-cheval (c’est sa marotte) et passe une robe de chambre dont le motif représente des poissons chinois sur fond d’azur.
Ensuite elle se lave les ratiches.
— Dégrouille ! glapit Paul qui commence à s’impatienter.
D’un mouvement rageur il actionne le moulin à café.
— Je ne peux pourtant pas sortir sans m’être lavé les dents ! rouspète Sofia.
Ça le met en renaud, Paul.
— Voyez-moi cette p… ! Se laver les dents ! Elle a la folie des grandeurs, ma parole. Sa pauvre mère se lavait même pas le dargeot et elle vient crâner ! Ça boit du sirop de mec et ça ne peut pas sortir sans se laver les chailles ! Mademoiselle de mes deux, va !
Du coup, ça s’envenime côté Sofia.
— Écrase, Tonton, murmure-t-elle, le regard en binocle. Si t’es pas content, va ailleurs, je t’ai pas envoyé d’invitation !
Il est temps que j’apporte ma pénicilline personnelle sur cette infection avant qu’elle se généralise.
— Vos gueules ! je fais, depuis le pageot. Vous êtes là à vous tirer la bourre comme si on n’avait pas autre chose à branler ! M… alors ! Tu parles d’une famille Lustucru !
Sofia se taille en claquant la lourde. Paul achève de broyer ses grains de café… Il est farouche comme un chef peau-rouge à qui on a collé les plumes de son bitos dans le prose, manière de rigoler.
— Elle est rouscailleuse, j’admets, afin de lui donner satisfaction.
— Tu parles ! Un vrai adjudant !
— Mais c’est pas la mauvaise femelle…
— Pour le sommier, elle se défend, mais pour le reste…
— Écoute, Paul, sois pas injuste… T’en trouveras pas lerche des nanas qui planquent des truands en pleine noye sans faire la moindre girie !
— C’est vrai, admet le Pourri.
Il gratte son eczéma et je regarde désespérément pleuvoir les parcelles de croûtes sur le marc du café.
Sur ce, Sofia revient. Elle tient un Parisien libéré d’une main et une demi-douzaine de croissants de l’autre.
D’un geste nerveux elle pose le baveux sur la carante. Puis, montrant un titre sur trois colonnes, elle demande :
— C’est vous, ce turbin ?
Je me lève.
Décidément le boss a bien fait les choses. Comme article, c’est du beurre pasteurisé ! Un titre gigantesque d’abord :
Suit l’article maison : quatre colonnes ! Toute l’« affaire » est retracée en long et en cinémascope. On relate la rixe chez Fifi-les-Belles-Noix ; notre évasion à Paul et à moi ; enfin tout le bidule.
En plus du curriculum de Paul, y a le mien, enfin mon curriculum bidon. Bernard Tonacci, de Clermont. Trois fois condamné pour encouragement à la prostitution et vol qualifié. On produit une mauvaise photo que le labo a savamment retouchée. Là-dessus, je ne me ressemble pas plus que vous ressemblez à Jean Marais. J’ai la vraie frime du truand qui s’est fait télescoper à la maison aux mille lourdes. Le nez aplati, un œil mi-clos, la barbouse inculte… Vous voyez le genre ? Il est impossible que quelqu’un me reconnaisse. Même Félicie, ma brave femme de mère, regarderait cette photo sans tiquer.
Y a aussi le bélino du « malheureux agent victime du devoir », tout y est : ses dix-huit berges de service comme perdreau en uniforme, ses cinq enfants ! Sa médaille militaire… À en croire le baveux, le gars aurait gagné la guerre à lui tout seul. Le ministre va lui cloquer la Légion d’honneur à titre posthume. Bref, de la super-mise en scène. Du Cecil B. De Cent ! Je reconnais bien là l’esprit d’organisation du Vieux.
Paul et sa nièce, instantanément réconciliés, ligotent l’article sourcils froncés. Le papier se termine par la fameuse « piste » de dernière plombe que les flics auraient levée.
— Dites donc, murmura Sofia en mettant le doigt sur la ligne en question…
Paul hausse les épaules.
— Ça c’est de la salade, affirme-t-il, de la salade pour le bon populo. Faut que le gnace qui part au charbon le matin se sente protégé, non ?
— Il a raison, dis-je à Sofia. Je suis tranquille qu’on n’a pas été suivis…
— Espère un peu, gars, murmure Paul-le-Pourri. La maison bourreman, tu vas la voir en effervescence. Quand on démolit un mec de chez eux, ils prennent tout de suite quarante de fièvre. Et les flics, je sais, pris séparément, c’est tous des glands, mais en groupe ils savent manœuvrer…
Sofia, songeuse, verse le jus fumant dans des bols. Elle annonce le beurrier et la boîte à sucres.
— Déjeunons, fait-elle.
On obéit sans piper mot.
Cette nuit m’a un peu froissé les muscles. J’ai de la flanelle à la place des biscotos.
Je gamberge à la situation tout en donnant un bain de pieds à mon croissant.
Jusque-là tout se passe d’une manière impeccable. Reste à savoir si mon entrée dans la vie de Paul va donner un résultat au sujet de ce qui intéresse le Vieux, ou bien si mon cinéma d’hier ne servira à rien. Ça me vexerait !
Paul engloutit dans sa grande gueule son second croissant, vide son bol avec un bruit qui ressemble à l’écoulement d’une canalisation et torche sa bouche d’un revers de coude.
— Bon, dit-il.
Sofia me regarde. Elle a le regard flou. Elle ne peut pas s’empêcher de penser à la partie de chasse à courre de cette nuit.
— Tout de même, elle fait, en baissant les stores.
— Tout de même quoi, mon petit ?
— Vous êtes un drôle de type…
Paul hausse les épaules.
— Seulement il manque un peu de contrôle. Quand je pense qu’il a flingué un bourre sans sourciller alors qu’on risquait trois mois de ballon au plus…
— Je suis claustrophobe, dis-je.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Paul.
— Que j’aime pas les endroits clos ; mon médecin m’ordonne les grands espaces…
— Alors va camper place de la Concorde, affirme Paul.
Je le sens qui réfléchit bien posément à la situation. D’un côté, il voudrait se débarrasser de moi, car il me trouve un peu trop remuant. De l’autre, il craint que, livré à moi-même, je ne sois arrêté et que j’en casse un peu sur lui et sa charmante nièce. Après tout, il est complice d’un meurtre et il est certain, si ça se gâte, de passer aux assiettes. Pour s’en tirer à moins de dix piges ferme, faudrait qu’il se lève matin ; voilà à quoi il pense, le cher homme.
— Tu sais pas, il murmure.
— Non, mais je sens que je vais le savoir…
— Je crois que ton toubib a raison : y te faut le grand air, mec !
— Ah ! oui.
— Oui. Paname, tu vois, c’est trop petit pour un gaillard de ton espèce… Ça te gêne déjà aux entournures. Écoute voir, je connais un type qui fait Paris-Tours avec un camion et qui te chargera…
Je souris.
— Et qu’est-ce que j’irai faire à Tours à dix heures du soir, Paul, réfléchis.
— Tu te planqueras…
— Alors autant aller à la Santé tout de suite ! Merci de ton offre, je me démerderai tout seul.
Je tends la main à Sofia. Elle m’attrape la manette parce qu’on ne peut se dérober à l’attraction d’une main tendue.