Une nuit, je ne pus résister. J'escaladai les barreaux du lit-cage le long du mur, je levai les mains aussi haut que possible: elles purent attraper le bord inférieur de la fenêtre. Grisée par cet exploit, je parvins à hisser mon corps débile jusqu'à cet appui. Juchée sur mon ventre et mes coudes, je découvris enfin le paysage nocturne: j'exultai d'admiration face aux grandes montagnes obscures, aux toits lourds et majestueux des maisons voisines, à la phosphorescence des fleurs de cerisier, au mystère des rues noires. Je voulus me pencher pour voir l'endroit où Nishio-san pendait le linge et ce qui devait arriver arriva: je tombai.
Il y eut un miracle: j'eus le réflexe d'écarter les jambes et mes pieds restèrent accrochés aux deux angles inférieurs de la fenêtre. Mes mollets et mes cuisses étaient allongés sur le léger rebord du toit, mes hanches reposaient sur la gouttière, mon tronc et ma tête pendaient dans le vide.
Le premier effroi passé, je me trouvai plutôt bien à mon nouveau poste d'observation. Je contemplai l'arrière de la maison avec beaucoup d'intérêt. Je jouais à me balancer de gauche à droite et à me livrer à l'étude balistique de mes crachats.
Au matin, quand ma mère entra dans la chambre, elle poussa un cri de terreur: au-dessus du lit vide, il y avait la fenêtre aux rideaux écartés et mes pieds de part et d'autre. Elle me souleva par les mollets, me ramena intra-muros et m'administra la fessée du siècle.
– On ne peut plus la laisser dormir seule. C'est trop dangereux.
On décréta que le grenier deviendrait la chambre de mon frère et que je partagerais désormais celle de ma sœur à la place d'André. Ce déménagement bouleversa ma vie. Dormir avec Juliette exalta ma passion pour elle: je partageai sa chambre pendant les quinze années qui suivirent.
Désormais, mes insomnies servirent à contempler ma sœur. Les fées qui s'étaient penchées sur son berceau lui avaient donné la grâce de dormir mais aussi la grâce tout court: nullement dérangée par mon regard fixe, elle sommeillait en un calme qui forçait l'admiration. J'appris par cœur le rythme de son souffle et la musicalité de ses soupirs. Personne ne connaît aussi bien le repos d'un autre.
Vingt années plus tard, je lus ce poème d'Aragon en frissonnant:
Je suis rentré dans la maison comme un voleur
Déjà tu partageais le lourd repos des fleurs
J'ai peur de ton silence et pourtant tu respires
Contre moi je te tiens imaginaire empire
Je suis auprès de toi le guetteur qui se trouble
A chaque pas qu'il fait de l'écho qui le double au fond de la nuit
Je suis auprès de toi le guetteur sur les murs
Qui souffre d'une feuille et se meurent d'un murmure
Je vis pour cette plainte à l'heure où tu reposes au fond de la nuit
Je vis pour cette crainte en moi de toute chose au fond de la nuit
Va dire ô mon gazel à ceux du jour futur
Qu'ici le nom d'Eisa seul est ma signature au fond de la nuit.
Il suffisait de remplacer Eisa par Juliette.
Elle dormait pour nous deux. Au matin je me levais, fraîche et dispose, reposée par le sommeil de ma sœur.
Mai commença bien.
Autour du Petit Lac Vert, les azalées explosèrent de fleurs. Comme si une étincelle avait mis le feu aux poudres, toute la montagne en fut contaminée. Je nageais désormais au milieu du rosé vif.
La température diurne ne quittait pas les vingt degrés: l'Eden. J'étais sur le point de penser que mai était un mois excellent quand le scandale éclata: les parents hissèrent dans le jardin un mât au sommet duquel flottait, tel un drapeau, un grand poisson de papier rouge qui claquait au vent.
Je demandai de quoi il s'agissait. On m'expliqua que c'était une carpe, en l'honneur de mai, mois des garçons. Je dis que je ne voyais pas le rapport. On me répondit que la carpe était le symbole des garçons et que l'on arborait ce genre d'effigie poissonneuse dans les demeures des familles qui comptaient un enfant du sexe masculin.
– Et quand tombe le mois des filles? interrogeai-je.
– Il n'y en a pas.
J'en restai sans voix. Quelle était cette injustice sidérante?
Mon frère et Hugo me regardèrent d'un air narquois.
– Pourquoi une carpe pour un garçon? demandai-je encore.
– Pourquoi les bébés disent-ils toujours pourquoi? me rétorqua-t-on.
Je m'en allai vexée, persuadée de la pertinence de ma question.
J'avais certes déjà remarqué qu'il y avait une différence sexuelle, mais cela ne m'avait jamais perturbée. Il y avait beaucoup de différences sur terre: les Japonais et les Belges (je croyais que tous les Blancs étaient belges, sauf moi qui me tenais pour japonaise), les petits et les grands, les gentils et les méchants, etc. Il me semblait que femme ou homme était une opposition parmi d'autres. Pour la première fois, je soupçonnai qu'il y avait là un sacré lièvre.
Dans le jardin, je me postai sous le mât et me mis à observer la carpe. En quoi évoquait-elle davantage mon frère que moi? Et en quoi la masculinité était-elle si formidable qu'on lui consacrait un drapeau et un mois – a fortiori un mois de douceur et d'azalées? Alors qu'à la féminité, on ne dédiait pas même un fanion, pas même un jour!
Je donnai un coup de pied dans le mât, qui ne manifesta aucune réaction.
Je n'étais plus si sûre d'aimer le mois de mai. D'ailleurs, les cerisiers du Japon avaient perdu leurs fleurs: il y avait eu comme un automne de printemps. Une fraîcheur s'était fanée que je n'avais pas vue ressusciter deux buissons plus loin.
Mai méritait bien d'être le mois des garçons: c'était un mois de déclin.
Je demandai à voir de vraies carpes, comme un empereur eût exigé de voir un véritable éléphant.
Rien de plus simple, au Japon, que de voir des carpes, a fortiori en mai. C'est un spectacle difficile à éviter. Dans un jardin public, dès qu'il y a un point d'eau, il contient des carpes. Les koï ne servent pas à être mangées – le sashimi en serait d'ailleurs un cauchemar – mais à être observées et admirées. Aller au parc les contempler est une activité aussi civilisée que d'aller au concert.
Nishio-san m'emmena à l'arboretum du Futatabi. Je marchais le nez en l'air, effarée par la splendeur immense des cryptomères, épouvantée par leur âge: j'avais deux ans et demi, eux deux cent cinquante ans – ils étaient, à la lettre, cent fois plus vieux que moi.
Le Futatabi était un sanctuaire végétal. Même en vivant au cœur de la beauté, ce qui était mon cas, on ne pouvait qu'être subjuguée par la superbe de cette nature arrangée. Les arbres semblaient conscients de leur prestige.
Nous arrivâmes à la pièce d'eau. Je distinguai un grouillement de couleurs. De l'autre côté de l'étang, un bonze vint jeter des granules: je vis les carpes sauter pour les attraper. Certaines étaient énormes. C'était un jaillissement irisé qui allait du bleu acier à l'orange en passant par le blanc, le noir, l'argent et l'or.
En plissant les yeux, on pouvait ne voir que leurs coloris étincelants à la lumière et s'en émerveiller. Mais en ouvrant son regard, on ne pouvait faire abstraction de leur épaisse silhouette de poissons-divas, de prêtresses surnourries de la pisciculture.
Au fond, elles ressemblaient à des Castafiore muettes, obèses et vêtues de fourreaux chatoyants. Les vêtements multicolores soulignent le ridicule des boudins, comme les tatouages bariolés font ressortir la graisse des gros lards. Il n'y avait pas plus disgracieux que ces carpes. Je n'étais pas mécontente qu'elles fussent le symbole des garçons.