Il fait un clair de lune pour superproduction hollywoodienne d’avant-guerre. Manque plus que des palmiers dans la brise et des jérémiades de yukulélé. Je m’approche de la berge, l’âme en berne. Je la revois dans sa chambre… Perds-moi ! Perds-moi !
— Ici, elle a eu sûrement un temps d’hésitation, reprend le lieutenant, voyez…
Il tortille le faisceau de sa torche électrique dans l’herbe galeuse.
— … on distingue des taches d’huile, et il y a eu un redémarrage très sec des pneus, l’herbe est arrachée.
Elle a piqué droit dans la rivière, fort profonde à cet endroit car nous nous trouvons à l’intérieur d’une boucle, ce qui explique que la rive opposée est sableuse, alors que de ce côté-ci elle est abrupte.
— Personne n’a rien vu ? demandé-je.
— Pour l’instant, nous n’avons encore recueilli aucun témoignage, mais mes hommes continuent d’explorer cette zone de campagne.
Il baisse la tête, surpris, considère ma main en croyant que je lui présente quelque chose, mais je ne lui tends rien d’autre qu’elle. Cette brusque prise de congé le déroute.
— Merci, lieutenant, vous avez fait du bon travail, en un temps record. Nous nous reverrons plus tard…
On se serre la louche, fortement… Je grimpe dans mon carrosse neuf (je viens d’acheter un chouette cabriolet Mercédès). Il sent bon le cuir teuton.
Je roule jusqu’au village de Montbeauzif dont le clocher émerge des frondaisons, droit devant moi. Un coq de métal, embroché sur sa flèche, regarde vers l’est si quelque invasion ne se pointe pas.
Je stoppe devant le tabac. La boîte à babilles, jaune, frappée du sigle des P.T.T., étale son bide carré sur le plâtre de la façade.
Alors San-A., pas bégueule, déboule de sa chiote et se met à entreprendre la serrure de la boîte à l’aide de son camarade sésame. Je crois que l’acte auquel je me livre a un nom dans le code judiciaire, et que ce blaze n’est pas des plus reluisants, mais je m’en tamponne le vase d’expansion.
Cric, crac…
La petite porte de fer s’écarte. Un pacsif de courrier me choit sur les tartines. Je ramasse et fais mon tri. La carte non timbrée est là, entre une carte d’anniversaire décorée de pensées et un numéro du Chasseur français qu’un ancien combattant envoie à un pote après lecture.
Je mate l’adresse.
Tu sais que ça fait une sale impression, en pareil cas, de lire son nom ?
Monsieur le Commissaire San-Antonio, Préfecture de Police, Paris.
Je décris un léger travelling contraire, c’est-à-dire droite gauche, pour prendre connaissance du texte.
Vous, surtout, n’accusez personne de ma mort. X… X[5]…
Ainsi, ses ultimes pensées furent pour moi !
— Non, mais qu’est-ce vous fabriquez, vous, là ! tonne une forte voix.
Le troquetier ! Style Béru. Du bide, de la trogne, de la gélatine dans le regard. Il a un tablier bleu par-dessus sa bedaine, un tricot de laine marron déchiré aux coudes, un mégot infect sur l’oreille, et cet air méchant qu’ont les gentils en présence d’un vilain flagrant délit.
— Je venais chercher mon courrier, dis-je.
Tout de même, pour qu’il ne me meure pas devant d’un infarctus, je lui produis ma carte.
Mon troisième scotch.
En campagne, on te le sert comme de la gnole. C’est-à-dire que, d’instinct, les cabaretiers de province retrouvent la façon de servir le whisky comme en Écosse : sec et dans un petit verre. Un jour que je vadrouillais entre Aberdeen et Édimbourg, un aubergiste à qui je réclamais un grand verre et de la glace m’a dit, d’un ton méprisant : « Et si on vous en faisait autant avec vos cognacs ? »
Donc, mon troisième whisky-dé-coudre.
Je lis et relis la carte de Mme X…
Une tragédie. J’imagine le déroulement de son… agonie. Car c’est le seul mot qui convienne.
Après mon départ, elle réagit.
Mal.
Cette honnête femme se dit qu’à présent, elle est vraiment déshonorée, puisqu’elle l’est à ses yeux, et aux miens. Loin d’atténuer son calvaire, ce coup de folie n’a fait que la plonger au fond du gouffre.
Elle n’est plus digne de son époux. Plus digne d’elle-même.
Elle va partir…
Valise, voiture. Direction, le sud…
Elle roule, roule, les kilomètres qui s’enregistrent au cadran de sa chiotte ne bercent pas sa peine. Ils la « désabusent » plutôt. Aller où ? Pour y faire quoi ? Sa vie est fichue. Rien ne sera plus possible désormais. Alors, à mesure que la journée s’avance, une funeste décision naît et se développe dans son esprit affaibli par les monstrueuses humiliations de ces derniers jours.
Elle va mourir. Il le faut. Seule la mort peut solutionner son insoluble problème.
Du haut de l’autoroute, dans les confins, elle voit miroiter les eaux de l’Yonne. À la première bretelle, elle s’échappe du rail de béton pour foncer vers la rivière attirante.
Et c’est en traversant le village de Montbeauzif qu’elle a la réaction classique de la plupart des désespérés. Qu’on n’accuse personne de ma mort. Elle n’envoie pas cet ultime message à son mari que, dorénavant, elle n’ose même pas affronter de la plume. Non, elle me l’adresse à moi. À moi qui fus la goutte de f… qui fit déborder le vase !
— Un autre, patron !
Il me guigne de son œil sanguinolent de cabaretier au foie exténué. Un martyr du comptoir. Qui meurt à la tâche ; à l’attache ; bravement, en regardant sa fin droit dans les yeux glauques de son pastaga.
— Elle avait l’air comment ?
— Vous voulez mon avis ?
— Je l’implore.
— Mais faudra pas en faire état, hein ? Quand s’agit de personne de cette célébrité, s’agit de ménager ses mots. S’agirait pas que j’aye des ennuis. Vous savez, comme ils se tiennent les dix doigts de la main, tous, en haut-lieu ? Un coup de fil d’un bureau l’autre et les polyvalents me tombent sur le paletot, plus teigneux et ergoteurs que jamais. Notez, j’ai rien à cacher. J’ sus en règle de la cave au grenier. Mais ça suffit-il, à notre époque, d’être en règle, m’sieur le commissaire ? Je vous le dis à vous, parce que vous ressemblez point à vos collègues et confrères : ce qui tue la France, c’est l’autorité. Un univers de juteux. Tous : les fonctionnaires, y’ s’ sentent les rameaux du pouvoir, vous comprenez ? DU POUVOIR. Y z’en détiennent une parcelle, alors chacun se prend pour LE POUVOIR. Voyez par exemple comme un flic, dans la rue, il est agressif avec tout le monde. N’ lui suffit pas d’être flic, faut, en supplément qu’il soit méchant. C’est gratis, ça, sa méchanceté. Elle lui sert à rien d’autre qu’à se faire honnir. Mais il se croit obligé, à cause DU POUVOIR ! Et c’est ainsi de bas en haut de l’échelle. On crève de l’autorité. Je vous prends un exemple : la Suisse. Je connais bien, car mon beau-frère habite Lausanne. On y va, de temps à autre, pour les vacances. Bon, la Suisse. Là-bas, les flics sont flics, naturellement, mais ils s’en contentent. Se croyant pas obligés de vous aboyer contre quand vous avez commis une infraction. Ils vous verbalisent comme moi je vous sers à boire. Ils vous disent « ça fait tant », et vous payez sans rechigner parce que, grâce à leur attitude, c’est une chose normale. Une connerie est tarifée, ils sont là pour la faire payer à ceux qui l’ont commise, et ils les considèrent plus comme des clients que comme des malfaiteurs. Pourquoi ? Parce qu’ils se sentent pas des parcelles DU POUVOIR, puisqu’en Suisse y’a pas de pouvoir ! Je me fais bien comprendre, monsieur le commissaire ?