« Je te fatigue pas ?
— Penses-tu, si on se payait pas une tranche de vie, de temps à autre, on finirait par perdre contact avec l’humanité.
— Moi, faut te dire, que question tringle, je suis insatiable. Une gonzesse, m’arrive de l’aligner des cinq six fois de suite, sans dégoder. Quand la Mireille a eu pigé mes performances, elle m’a fait une propose : marcher en équipe avec elle. Dans le bois, c’est plein de riches vicelards qu’ont des passions à la gomme. La plupart, leur idée fixe, c’est de regarder. Moi je lis sur un banc, pas loin du lac. Quand Mireille lève un mateur, elle vient me chercher. On va au labeur à trois.
Il hausse les épaules.
— Ça solutionne mes problèmes intimes et je gagne bien ma vie. Je me fais dans les cinquante tickets par jour… Quand je travaillais à l’E.D.F., je les faisais en deux semaines, nuance !
— Tu es marié ?
— Je l’ai été. Mais ma pauvre femme n’a pas pu tenir le rythme que j’y imposais. Au bout de six mois, elle avait le dargif démantelé comme çui d’une guenon, alors elle est retournée chez sa mère.
Un temps passe. Il sort un paquet de cigarettes de sa poche.
— On peut fumer, ici ?
— C’est pas une église !
Il allume une cousue. Je ne me demande plus ce qu’il me veut, je crois avoir pigé : il a dû se faire poirer en pleine séance de ciné-cochon, et il espère que je vais arranger ses bidons.
— En somme, qu’est-ce qui t’amène, Culaille ?
Il expulse un nuage de fumée bleutée avec la violence d’un cracheur de feu.
— Un truc bizarre, dont il me semble que ça devrait être de ton ressort.
— Vraiment ?
Il hoche la tête et prend dans sa poche intérieure une photographie qu’il me tend.
Je jette un œil.
Sursaute.
Le cliché représente deux personnes. L’une est l’épouse d’un très haut dignitaire de l’État, l’autre celle d’un aimable jeune homme. La dame est assise sur une chaise. Le jeune homme se tient debout devant elle. Ils sont entièrement nus. Ils se sourient. Le jeune homme tient son pénis à pleine main comme pour une offrande qu’il ferait à la dame.
— Il est pas très bien monté, hein ? commente Culaille. Tu vois que, beau gosse, ça ne veut rien dire : c’est pas avec une frimousse qu’une dame s’envoie en l’air, mais avec un mandrin gros commak.
Satisfait, il tire une goulée nouvelle à sa sèche. Il fume aussi maladroitement qu’autrefois, quand il se planquait dans les chiottes pour en griller une. Car s’il s’agitait le flacon en public, du moins se cachait-il pour fumer, ce tordu.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Hier, dans la voiture d’un gars qui nous a embarqués, Mireille et moi, jusqu’aux bois de Saint Cucufa. Il a voulu que j’embourbe ma copine et ensuite il se l’est faite. Pendant ce temps, je musardais dans l’auto. Y’avait une sacoche de photographe pleine d’appareils sur le plancher. Et des photos s’en échappaient. J’en ai prise une, en douce. Sur le coup ça m’a fait rigoler. Et puis je me suis dit qu’il s’agissait p’t’ être bien d’une affaire de chantage. Alors j’ai eu l’idée…
Je lui donne une bourrade amitieuse.
— Très bonne idée, fils. Tu peux m’attendre ici un moment ?
Il s’assombrit.
— Dis, t’es sûr que je n’aurai pas d’ennuis ? Personne va me chercher du zef ?
— Ne t’ai-je pas donné ma parole ?
Il me sourit.
Confiant.
Il est fasciné par la photo, le Dabe. Ses yeux coulent sur ses joues comme deux cierges fondus.
— Vous êtes certain qu’il ne s’agit pas d’un montage, San-Antonio ?
— Je suis passé par le labo avant de venir vous voir, monsieur le directeur. Les gars ont été formels, c’est de l’authentique.
— Alors, ça continue ! Vous avez vu la photo de la semaine dernière, dans Le Popotin. Elle représentait la même personne, dans la même tenue, presque dans la même posture, mais avec un autre partenaire. C’est le scandale, mon cher. Cette malheureuse est folle de compromettre par ses égarements l’avenir de son mari, homme extrêmement brillant et qui serait promis aux plus hautes destinées… Il a porté plainte contre Le Popotin, mais quand le mal est fait, il est fait. Le peuple raffole de ce genre de turpitudes. Même si l’on prouvait qu’il s’agit d’un odieux montage, il continuerait de ricaner et de traiter Mme X… de catin. Cela dit, il préfère à tout prendre que l’épouse d’un ministre soit une dévergondée plutôt qu’une chaisière. Il aime la vie, le peuple, donc le vice. Il se reconnaît davantage dans un bidet que dans un bénitier. Il se dit, confusément, que si Mme X… couche avec tout le monde, il a sa chance de baiser haut. Ce qui est fâcheux, c’est que l’époux passe pour cocu. Donc, il fait pitié, et on ne vote pas pour quelqu’un qui inspire la compassion.
Je le laisse se vider, puis s’essorer de sa petite philosophie pour tasses de thé.
— Vous dites qu’il est toujours ici, votre ami ?
Bien que le coq n’eût pas chanté trois fois, je me grouille de renier Culaille.
— Un simple condisciple des premières classes, monsieur le directeur, et que je n’avais pas revu depuis l’âge des culottes courtes.
— Il est tout de même ici, oui ou non ? s’impatiente le Scalpé avec une acariâtrerie qui me surprend.
— Oui.
— Alors vous allez l’arrêter pour prostitution, vol de documents dans une voiture et tentative de…
Je me dresse, pâle comme Artaban qui se serait fait traiter de gland[1].
— Il n’en est pas question, monsieur le directeur.
Je le souffle pire que s’il était pâte de verre à Murano.
— Comment, pardon, vous avez dit ?
— Que je n’arrêterai pas ce garçon, lui ayant donné ma parole que ses révélations ne lui causeraient aucun préjudice.
M’est déjà arrivé de lui voir piquer des rognes, à Pépère. Mais des fureurs de cette ampleur, alors là, non, jamais. Un typhon ! Il est violet.
— San-Antonio ? Vous ! À moi ! Me répondre ainsi ! Catégoriquement ! Un refus ! Et cette désinvolture ! Ce front ! Ce cynisme ! Mais ce n’est pas possible ! J’ai mal entendu. Votre langue a fourché. Vos paroles ont dépensé votre passé ; je veux dire : dépassé votre pensée !
Très pâle, je me dresse.
— Monsieur le directeur, je ne puis revenir sur ma parole !
— Mais cet homme est dangereux ! Il va se répandre dans tout Paris pour raconter le… la chose… Qui sait, même, s’il n’a pas conservé d’autres photographies par devers lui ? J’ai déjà eu une note personnelle de vous savez qui ? Du Président, mon garçon. De la République ! Vous entendez ? Vous m’écoutez ? Vous voulez la voir ? Attendez…
Il soulève son sous-main. Un beau bristol blanc. Présidence de la République. C’est écrit dessus. En belles anglaises luisantes comme des pattes de scarabée.
— Lisez, lisez !