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Sur écran large ! Un filet de bave lui débagoule de la babinette. Je me précipite sur son fauteuil pour l’entraîner.

— Laissez ! rebiffe-t-il. Laissez-moi.

— Mais il y a le feu à l’immeuble !

— Et après ?

Là-dessus, la fumaga nous rejoint par la lourde défoncée, nous entourbille, nous suffoque. Le vieux mateur a une quinte, un full, un carré et perd connaissance. Je vais pour le prendre dans mes bras, mais un vertige déjà me chope, si je reste une pincée de secondes de plus, je meurs recta. Alors, bon, quoi, tant pis, à l’impôt-cible, nul détenu[10] ! Je laisse le vieux voyeur terminer son destin comme un jambon de Bayonne, et je titube jusqu’à une seconde porte par laquelle, déjà, Barbara a engouffré. Un office où flottent des relents de tisane à l’eucalyptus. Je le traverse. V’là la cuisine. La Barbara s’escrime sur la porte fermée à clé. Elle en secoue la poignée avec si tant tellement d’énergie que la poignée lui reste dans la main.

— Pas de panique ! lui dis-je, de la méthode.

Mon sésame ! Pas perdre les pédales, surtout, comme on dit chez Mme Arthur. Du calme. Dans ces cas-là, plus tu agis posément, plus tu es rapide. La serrure est aussi vioque que le proprio. Seulement, voilà, je le porte pas dans la raie médiane de mon prose, comprends-tu ? Or, oublille-pas que je suis nu, hé, peau de saucisse ! C’est pas avec mon gaspard rétractile que je vais bricoler la serrure. J’ouvre des tiroirs… Un tire-bouchon ! T’as déjà actionné une serrure avec un tire-bouchon, toi ? Comment dis-tu ? Oui : une serrure de cave ! Connard, tu te figures (de fesse) que c’est le moment de faire de l’esprit ?

— Vite ! Vite ! Au secours ! Au feu ! Au feu eu eu eu… que sirène ma greluse.

— Oh, ta gueule ! la rebuffé-je, on le sait qu’il y a le feu. Bouscule pas, y’a pas le feu !

Craaacwouiiic, chuchote le pas de vis du tournidem, engagé dans les entrailles de la serrure.

Ça pue de plus en plus le cramé. Et les pompelards qu’arrivent pas. Tu veux parier que l’un d’eux avait emprunté la grande échelle pour repeindre son appartement ?

J’opère une traction.

Clic ! murmure le tournevis en se brisant au niveau du manche. Rageur, je prends du recul pour charger la porte. Mais j’avais tout de suite vu qu’elle était blindée. Tout ce que je réussis c’est à me meurtrir l’épaule droite.

La fumée commence de filtrer par-dessous la lourde de l’office. Je n’hésite plus : tant pis pour l’appel d’air. J’ouvre la fenêtre de la cuisine, une haute fenêtre. Grimpe on the table. Mate à l’extérieur. Y’a une cour, en bas, toute noire, bitumée, avec des poubelles, une vieille pièce d’eau qui ne piécedeauce plus, Plonger ?

C’est l’émiettage assuré. Les moches fractures, multiples, ouvertes et peut-être mortelles. La petite voiture chromée, ou alors la grande, avec des pompons noirs. Six forts chevaux tiraient un coche…

— Saute ! Saute ! Laisse-moi sauter ! Je veux sauter ! hurle Barbara en me martelant les noix de coups de poing.

Elle me file en renaud, cette péteuse ! La panique, je déteste, y’a rien de plus minable, dégradant. Ne pas mourir en héros, peut-être, mais tout sobre !

— Tu la fermes, morue !

Elle déguste mon talon dans la margoule. Hurle à travers la fumée épaississante.

Je me défenestre à demi. Et alors, tu sais pas ? Non, tu peux pas savoir… Qu’est-ce que tu me donnes si je te raconte ? Pardon ? Ah, oui, c’est vrai, t’as payé le bouquin.

Juste au-dessus de la fenêtre de la cuisine, il y a un échafaudage, à moins d’un mètre, car on est en train de ravaler la façade.

— Viens ici, Barbara, et ne fais pas la connasse, surtout. Calme-toi, comprends ce que je te dis…

Elle monte sur la table, puis sur l’appui de la croisée.

— J’ai le vertige, lamente-t-elle.

— Et puis aussi peur des souris, et tu es sujette au rhume des foins, je sais, n’empêche que tu vas faire comme si tu ne l’avais pas, si tu ne veux pas te déguiser soit en steak tartare, soit en hamburger trop cuit. Juste au-dessus de nos têtes il y a un échafaudage. Je vais opérer un petit numéro de voltige suivi d’un rétablissement pour m’y jucher. Lorsque j’y serai, je te tendrai la main et tu me cramponneras bien fort pour que je te hisse jusqu’à moi. Ça joue ?

En guise de réponse, elle claque des dents.

Ayant cru déceler un « oui » dans son solo de castagnettes, je prépare mon coup. Dos au vide. En allongeant le bras, je peux toucher la planche, mais le hic c’est qu’il faut que je la cramponne à la faveur d’un saut arrière, tu me suis où tu es allé licebroquer ? Si je la rate, je descends me péter la tirelire sur des surfaces hostiles, tout en bas, dans l’obscurité. Je recommande mon âme à Dieu avec accusé de réception, je m’arc-boute et trouvant la vigueur vocale d’un kamikazé je m’élance d’une formidable détente en hurlant « Féliciiiiie ! »

L’échafaudage descend à ma rencontre. Parole, j’ai l’impression que c’est lui qui vient à moi, et non moi qui vais à lui. Si je te dis que je dépasse, que j’aperçois des seaux rassemblés, des poulies, des manivelles, tu me croiras ? Non ? Tu crèveras de ton scepticisme, mon frère. Mes deux mains folles de préhension se nouent autour d’un des quatre filins soutenant le plateau. Voilà qu’il se balance. Et que les seaux se renversent. Et que je les morfle sur le cigare, comme dans les films de Laurel et Hardy, et que j’ai du plâtre dans les yeux, dans la bouche, dans le nez, dans les oreilles… Je tousse. Tiens bon, la rampe, Sana ! Du calme ! Caaaalme ! La mémée, au-dessous de moi, continue ses hurlances. De la fumée bouillonne par la fenêtre. Comment que c’était, déjà, leur numéro aux Cléran’s ? Attends, que je me le rappelle. Ah oui, comme ça : hop, hop, hop ! Et voilà…

Affalé de traviole, sur le bois rugueux, j’essaie de retrouver mon souffle, mais il a dû tomber dans la cour car j’arrive plus à me payer un brin d’oxygène. Faut bien, pourtant. Je suis comme un opéré quand un farceur a filé un tampon de gaze dans le tube respiratoire. Tant pis, j’ai pas le temps de respirer, ça urge trop beaucoup. Je place mon pied dans le triangle du filin, tu comprends ? Sinon, viens chez moi, je te ferai un dessin et on mangera des moules. Je me penche au-dessus du vide, le bras tendu à l’extrême, la main ouverte.

Pas besoin de lui donner le mode d’emploi, à la Barbarette. Elle s’arrime à mon poignet. Je referme mes doigts sur le sien. Bouglione avec moi !

La garce, pour un mannequin, elle est plus lourde qu’une vache crevée ! Elle fait le pendule, dans le vide. Ne hurle plus. C’est le grand silence pathétique des instants super-critiques.

Alors, lentement, lentement, je la tire vers moi, l’attire vers moi, la hisse progressivement.

Deux cachalots morts sur une grève du nord, mon chérubin.

Inertes, flasques…

On attend… La tête vide, le cœur en sucette, les muscles en buvard mouillé.

La fumée sort de tous les orifices.

— Au travail, Barbara, courage, ma gosse.

Je l’aide à se redresser.

— Tu vois cette manivelle ? Il va falloir la tourner aussi vite que tu peux, tandis que moi j’actionnerai l’autre.

Elle ne répond rien.

A-t-elle compris ?

Elle a compris.

Un couple nu sur un échafaudage, en train de mouliner un engrenage rouillé, c’est pas du beau cinéma nouveau style, ça, m’sieur Favre-Lebret ?

Faut en donner des tours de crincrin pour descendre d’un mètre. Drôlement démultiplié, ce système. Tandis que je tournique, des airs d’orgue de Barbarie, d’orgue de Barbara, me viennent, en bribes, s’en vont, reviennent…

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10

Dans le fond : les mots n’ont aucune importance et, dans un texte, comme dans une chanson, c’est l’air qui importe.