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Ma visiteuse joue avec une grosse chaîne d’or qu’elle porte en sautoir. Je ne sais quelles idées lubriques s’allument dans sa tête chenue. Visiblement, je l’émoustille. Elle rapproche son genou du mien dans l’espoir d’établir un contact que je refuse discrètement. Par-delà son parfum coûteux, me parviennent des relents de corps ancien, vachement tristes et désemparants. L’âge est un naufrage de tout, un abandon pourrissant. Moi, vieillir, j’envisage pas trop. Au-delà d’une certaine limite, je sais que je ne pourrais plus me tolérer…

— Donc, l’encouragé-je, vos bagages sont arrivés en dernier ?

— Oui. Mais, après que je les eusse pris et confiés au porteur, je me suis aperçue qu’il restait une valise.

— Ah, bon ? répond l’Antonio qui s’en branle.

— Une valise constellée d’étiquettes qui me parurent identiques à celles décorant (si l’on peut considérer ces choses vaniteuses comme des ornements) le bagage de cet homme à l’imperméable fourré qui a quitté la salle d’arrivée précipitamment.

— Fichtre, mes compliments, madame, votre don d’observation est proprement sidérant.

Elle pigeonne, trémoule, roucousse. Sa belle langue rose très pâle dardine entre ses merveilleuses fausses dents éclatantes d’imitation…

— C’est naturel chez moi, dit-elle : rien ne m’échappe. Si vous saviez combien j’ai été utile à mon époux…

Pour mieux m’affirmer, elle dépose sa main vidée de vraie viande sur ma cuisse qui en est bourrée et ajoute :

— J’ai un œil ! Si vous saviez !

— Vous en possédez même deux, complimenté-je.

Comblée, elle repart.

— Je dors fort peu et lis énormément la nuit.

— Des romans policiers, je gage ?

— Bravo, vous l’avez deviné.

M’est avis que ces polars lui ont branché la moulinette sur des idées à la mords-moi-donc-le-nœud-mais-pas-trop-fort.

— J’ai passé mes heures d’insomnie à évoquer cette sombre histoire, affirme-t-elle. Je revoyais l’homme brun, avec son sac de cuir à ses pieds, attendant encore devant le présentoir roulant, sans aucun doute, d’autres livraisons. Et alors ce… cette horrible chose se produit. L’homme brun ramasse prestement son sac et file. Et sa deuxième valise est restée.

— Il est peut-être venu la récupérer plus tard ?

— Non.

Sa dextre s’enhardit. Elle se penche pour me la faire déraper à dix centimètres du perchoir à condors. Je la laisserais aller, Ernestine, recta elle profiterait de ce que ce hall est désert pour grimper aux asperges. Faut drôlement se gaffer avec ses vieilles voraces nostalgiques. Elles t’engourdissent Popaul en deux temps trois mouvements.

— Comment le savez-vous ? reviens-je à nos moutons.

Elle ricane.

— Je n’ai pas seulement le sens de l’observation, j’ai également de la Suisse dans les idées. Ce matin, après que j’eusse lu le journal, je suis allée à l’aéroport. J’ai prétendu qu’un de mes amis avait oublié une valise au vol d’hier soir. On m’a conduite aux objets en souffrance, et cette valise s’y trouve toujours. Bien entendu, on ne me l’a pas remise ; mais j’ai eu l’opportunité de l’examiner. C’est une valise de cuir fauve, assez fatiguée. La plupart des étiquettes collées dessus doivent cacher des petits dommages. Elles proviennent de grands hôtels de Grèce, d’Italie, et de New York. Le nom de son propriétaire figure dans une pochette de cuir fixée à la poignée, et c’est M. Théodose Mamandhréou, de Paris. L’adresse complète, je n’ai pu la lire, n’ayant pas mes lunettes…

Dans le fond, tu sais qu’elle est pas croyable, cette maman ! Ce côté fouille-merde, détective privé. Tu jurerais un personnage de la mère Christie.

— Bien sûr, admet-elle, il se peut que mon imagination travaille un peu trop.

Evidemment qu’il se peut. Et c’est même très probable, pourtant son témoignage se tient. Et puis, moi, je vais te dire, ce qui m’accroche, c’est le nom du gars : un blaze grec.

Elle attend, Mémère. Quoi ? D’autres compliments ? Que je lui fasse la cour ? L’invite à déjeuner ?

— Puis-je avoir vos coordonnées, jolie madame ?

Elle mioumoute :

— Oh ! Pardon, comment ai-je pu ! Faut-il que cette histoire m’occupe l’esprit ! Gaëtane de la Salpingite, commissaire. Résidence de la Petite France. D’ailleurs, voici ma carte…

Elle fouille sa momie de crocodile, finit par y dénicher un face-à-main, dont elle s’aide pour partir à la recherche d’un blanc bristol gravé d’anglaises, comme l’écrivait Marguerite Yourcenar à qui l’on écrit en commençant sa lettre par : « Madame et Cher Monsieur », depuis qu’elle en est.

J’empoche, remercie, me dresse.

— Pensez-vous faire usage de ces renseignements, beau commissaire ?

— Certes.

— Me promettez-vous de me tenir au courant du devenir de votre enquête ?

— Je vous le promets.

— Vous savez que notre maison vous est large ouverte et que j’aurais plaisir à vous y traiter ?

Chère Gaëtane ! Un velours, cette vieille bergère. Je porte sa patte de volaille à mes lèvres voraces. Bien entendu son foutraque à quatre pattes manque de me bouffer le pif !

Je la raccompagne jusqu’à son taxi.

Le chauffeur qui somnolait en écoutant la monotone litanie des appels-radio, me cloaque un œil d’huître dont on a crevé la « chambrée »[3].

— Alors, toujours genevois ? ronchonne-t-il.

— Je ne vois pas pourquoi je ne serais plus genevois, lui réponds-je avec un sens de l’humour qui me met hors de la portée du commun des mortels.

— Je commençais à me faire vieux, reproche-t-il à sa cliente.

Elle ne répond pas.

En ce qui la concerne, c’est chose faite.

DELTA (plane)

Rien de plus mystérieux qu’une maison, lorsqu’elle veut s’en donner la peine, me complais-je à répéter, car avec tézigue, pardon ! Faut pas avoir peur de te pilonner les méninges si on veut que ça pénètre de trois millimètres, merde, une tête de buis pareille ! Que l’absolument plein rejoint le vide intégral. Ta tronche, pas vide, non : massive. T’es dans le massif ! Cœur de buis, te dis-je. A nœud ! Le nœud étant toi. Mais j’égare, disperse. Qu’après faut cavaler à la recherche de mes idées directrices, comme le berger qui vient de calcer une brebis court ensuite rassembler ses moutons ! Tout se paie cash ! Pas content, mais cash !

Et bon, je t’arrive à mon propos : rien de plus mystérieux que certaine maison, et, dans l’ordre du mystère, après les maisons, ce sont certains bagages : malle de grenier, valoche perdue, paquet déposé sur un banc, j’en passe ! Je te passe Montaigne, et passe-montagne, tout bien.

La valoche signalée par mémère, la vieille Gaëtane, est drôlement fascinante, posée sur son rayonnage, entre un grand carton mal ficelé et un étui à violon.

C’est vrai que ses étiquettes d’hôtels chatoient sur ses flancs râpés. Des rouge vif, des crème avec impression bleue, des vert pomme. Une curieuse palette.

Le gars qui gère ces biens en souffrance, ou qui, plus précisément, veille sur eux, est un gros débonnaire dont le ventre en auvent protège la braguette contre les intempéries. Cheveux blonds et rares, donc front vaste et rose, yeux très clairs, poche de poitrine hérissée de stylos, au point qu’on songe à une cartouchière cosaque. Il louche sur Marie-Marie qui m’escorte, plus ravissante que jamais.

Je lui produis mes identités et lui explique que je souhaiterais inventorier le contenu de la valise que voici. Il a un haut-le, tu sais quoi ? Corps !

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3

La chambrée est cette petite poche située sous le foie de l’huître. Emplie de vase en décomposition, elle pue à outrance quand on a le malheur de la crever. Mais que cela ne t’empêche pas de commander un plateau de fruits de mer.