Mon regard de veau suivant le passage d’un train le long de sa prairie l’accompagne, tout gluant de ce désir qui m’humecte complet dès qu’une jolie fille armée d’un beau cul et de loloches plaisantes me surgit dans la rétine. Je vois la fille regarder de gauche, de droite, puis tout droit, comme une qu’attend quelqu’un. Un quelqu’un qui ne se présente pas.
Elle chemine sur place, si je puis dire. Quatre pas par-ci, quatre autres par-là, retour. Paraît préoccupée et impatiente. Qu’au bout d’un long moment, tu sais quoi ? Je te donne Vincent, je te donne Emile : elle marche à ma voiture, qui est en fait celle de feu Nacht-Weiss, je te le réitère, oublieux comme te sachant, toi que voilà niant sans cesse. D’un geste délibéré, la sublime créature récréative ouvre la portière côté passager et prend place à bord pour attendre. Et moi, Santonio, je me mets à raisonner comme une formation d’instruments à percussion. Je me dis : la fille blonde a reconnu l’auto de Nacht-Weiss. Elle a pensé que son conducteur se trouvait au bistrot, voilà pourquoi elle est venue couler un z’œil céans. Ensuite, elle a décidé de l’attendre près du véhicule. Et comme il tarde (et tardera pas mal encore, me semble-t-il) elle est montée dans la tire pour ne pas se fatiguer. T’admets que c’est logique et cousu de fil noir, non ? Bon, alors je continue. Cette fille devrait être miss Connie Vance. Mon petit doigt qui me chuchote la chose et il n’a pas pour habitude de me bourrer le mou.
Je cigle mes deux décis, tapote mon futal manière de redonner un peu de sa souplesse au pli, rectifie mon nœud de cravate, lisse mes tempes avec trois doigts mouillés de salive et j’aventure dans la rue paisible. Une Madame tenant un chien et un cabas en laisse passe lentement entre la voiture et moi. Juché au faîte d’une échelle, un jeune plombier-zingueur (et pourtant c’est pas jeudi) gouttière, tandis qu’un transistor posé sur les tuiles plastique-bertrande la félicité du bourg.
Je contourne la guinde et vais me catapulter au volant.
De près, la demoiselle est beaucoup plus sensorielle que de loin, plus vibrante, odorante, ondante, bandante et je dois sûrement en omettre, mais ne nous désunissons pas pour une simple accumulation d’adjectifs.
En me voyant m’abattre sur la banquette (de Vaud) voisine, bien entendu elle a un sursaut et veut comprendre.
— Miss Connie Vance, je suppose ? la salué-je.
Elle opine.
Dix sur dix, Tonio ! T’as toujours des bulles de champagne dans le caberluche, mon pote. Tu foisonnes des cellules, c’est bien, ça. C’est très bien !
— Vous attendez Hans ? je lui dégoupille suavement.
— J’ai reconnu son auto, et…
Son accent est à croquer. Je ne serais pas moralement fiancé, je le croquerais.
— Vous n’êtes pas près de le revoir, dis-je en faisant la grimace.
— Pourquoi ?
— Il y a eu un os…
— Un quoi ?
— Un ennui.
— Quelle sorte d’ennui ?
— Le plus grave qui pouvait lui arriver : il a été mordu par un de ses… pensionnaires.
Elle sursaute.
— Il est…
— Oui.
— Où ?
— A Genève, au moment de… d’opérer ce qui avait été prévu.
Léger temps mort réclamé par la partie adverse. Connie a un regard admirable, bleu, avec une sorte de serti plus sombre, presque noir autour de l’iris. Elle sent la menthe et la framboise au soleil. Par l’ouverture de son manteau de lainage bis, je découvre un inoubliable décolleté qui flanquerait le vertige à Haroun Tazieff.
Deux seins pommés, durs, drus, impecs. Quand elle saute à pieds joints, ça ne fait pas floc floc, rassure-toi.
— Quelle horreur ! soupire-t-elle.
— Je ne vous le fais pas dire.
Un silence recueilli à la mémoire de Hans.
— Il aurait toujours dû avoir du sérum antivenimeux sur lui, soupire l’admirable créature.
— Tous les trapézistes se figurent qu’ils peuvent travailler sans filet, réponds-je avec cette pertinence en acier trempé qui ajoute à mon charme.
Re-silence, puis la question que j’attends arrive :
— Qui êtes-vous ?
— Aldo Dhane, son meilleur ami.
— Il n’a jamais parlé de vous.
— Avez-vous l’habitude de citer le nom de votre meilleure copine à tout propos, miss Vance ?
— Vous êtes français ?
— Entre autres. Disons que je possède plusieurs passeports.
— Vous faisiez des affaires ensemble ?
— Certaines, oui. Le travail, c’est l’adjuvant de service de l’amitié.
Je parle un peu triste, ainsi qu’il sied à un homme dont le cœur est en deuil.
— Pourquoi êtes-vous venu ? demande-t-elle.
— Pour vous prévenir de la chose. C’est plus correct qu’un coup de fil, non ? Et puis je tenais à vous faire des offres d’emploi. Non que je sois un profiteur, mais la vie continue pour nous, avec ses problèmes. Hans n’a pu honorer son contrat, je suppose que Son Excellence reste dans les mêmes dispositions d’esprit. Je dois pouvoir, par d’autres moyens, lui accorder satisfaction, simple question de… d’accords. Si je me trompe, dites-le-moi, ça ne m’empêchera pas d’avoir une monstre envie de vous embrasser.
Elle me coule une brève œillade, intéressée, mais pas spécialement frivole.
— Je n’ai aucune qualité pour vous charger de quoi que ce soit, déclare Connie.
— Je m’en doute.
— Il faut que vous rencontriez Son Excellence.
— Je ne demande que ça.
— Elle n’est pas ici pour l’instant, mais à Lausanne.
— Eh bien, je la verrai à son retour.
— Elle risque de rentrer tard.
— J’attendrai. Mais je ne veux pas risquer de me faire remarquer dans ce petit bled, c’est mieux pour… la suite de nos relations, s’il doit y en avoir une. Je suis un maniaque de la prudence.
— Vous allez retourner à Genève ?
— Probable, à moins qu’il n’y ait chez vous un coin d’office où il me serait permis de bouquiner un polar ? Je sais me faire oublier, vous savez. J’ai le genre caméléon ; au bout d’un instant, on recommence à apercevoir le papier de la tapisserie à travers ma carcasse.
Là, elle se paie un vrai sourire amusé.
— O.K., venez, Son Excellence doit m’appeler en fin d’après-midi, je pourrai déjà lui parler de vous et vous saurez si vous devez attendre davantage.
Je vais pour glisser la clé de contact dans le démarreur, mais elle récrie :
— Hé ! Pas si vite, j’ai ma propre voiture. Et puis il faut que j’aille à la poste et à la pharmacie.
Bloiiiing ! La tuile ! Si elle va à la poste, la préposée lui parlera de ma visite. Moi, très bien, le contrôle du self, imperturbablement.
— Je peux vous faire une des deux courses pour gagner du temps, jolie princesse ?
Tu retapisses l’astuce du mec, Enfoiré ? Je ne me suis pas proposé pour le courrier afin d’éviter de lui mettre le prépuce à l’orteil.
— Vous êtes gentil, mais il faut que j’y aille moi-même.
Bon, il ne me reste plus que la prière.
« Seigneur ! Mon très cher, gentil, imperturbable Seigneur, fais qu’elle commence par la pharmacie ! Si oui, je te promets que j’irai à Lourdes en marchant sur les genoux. »
Elle sort du carrosse et marche en direction d’une croix verte qui vient de s’éclairer bien que le jour soit encore de la fête.
Bibi attend qu’elle ait pénétré dans le magasin du potard pour ruer au bureau of post. Il y a la couette au guichet. Je me porte péremptoirement en tête du peloton, malgré les maugréations des queutards, écarte d’un coude inaliénable le boucher qui déposait une chiée de mandats, avec un « permettez » si cassant qu’il en a la repartie au fond de son slip. Tends un billet de cent balles à la môme.