Un orfèvre de la chose. Lui, il ne prend aucun risque. Pour me ligoter les nougats, il passe par-derrière, tu piges ? Mes chevilles solidement entravées, il les relie à mes poignets toujours à l’aide de son foutu fil de fer.
Il a bonne mine, le téméraire Santonio, ainsi en arc de cercle. Je dois ressembler à un mobile de Calder qui serait immobile.
Un grésillement retentit.
L’homme à la combinaison kaki décroche le téléphone mural. Je reconnais le timbre autoritaire, avec toutefois des inflexions pédoques, de Konopoulos. L’autre écoute en ponctuant par des acquiescements de gorge. Quand il a raccroché, il va farfouiller dans des casiers et rassemble tout un matériel mystérieux pour moi. Il y a des fils, des boîtes, des piles, des zizulicks, des scrafouilleurs, des blennoranches et, me semble-t-il, mais d’où je suis placé je ne peux pas en être certain, un empaffeur de coagulation. Méthodique, le sieur Stefano aligne ces objets sur l’établi. Entreprend alors de les rassembler. Il œuvre armé de petites pinces fluettes comme celles des horlogers, à gestes précis, l’air concentré.
— Ça consiste en quoi ? lui demandé-je.
— Vous verrez, me répond-il, avec une espèce de ton prometteur qui ne me dit rien qui vaille.
Quand il a terminé son bricolage, il va prévenir son patron. Je n’ai pas eu le temps d’apprendre le grec depuis mon arrivée dans cet atelier-laboratoire, mais les intonations sont révélatrices du contenu des mots, et j’ai toujours dit, écrit, gesticulé, que le vocabulaire est un luxe dont on pourrait se passer.
Un double pas retentit peu ensuite dans l’escadrin et Konopoulos se pointe, tenant Belle-de-Mai par la taille.
On sent qu’ils s’aiment, ces deux-là. Et leur bonheur les fait rayonner comme des phares Cibié à iode. Pour la vie ou pour un week-end, ils se sont devenus indispensables. Ah ! mama, comme c’est beau, la passion !
Le diplomate grec parlemente un bout avec Stefano. A la fin de cet échange hellénique, le gars à la combinaison va actionner un levier et alors, une partie du mur placé devant moi coulisse, découvrant un panneau de verre extrêmement épais, mais qui permet de distinguer assez nettement le local qui se trouve au-delà. Une simple pièce rigoureusement nue, meublée en tout et pourtour d’une chaise sur laquelle est attaché un mannequin grossier, sans visage, schématique figuration d’homme.
M. Konopoulos lâche la taille de sa dulcinée pour s’approcher de l’établi. Il prend les deux boîtes harnachées de fils qui s’y trouvent. Une dans chaque main. Vient à moi et me le présente.
— Choisissez-en une, me dit-il.
— De quoi s’agit-il ?
— Vous ne tarderez pas à le savoir. Alors : gauche ou droite ?
— Mon choix a beaucoup d’importance ?
— En fait, non, il s’agit d’une simple démonstration.
— Alors, va pour la gauche.
Il a une brève courbette et tend la boîte de gauche à Stéfano. Ce dernier se met à la tripatouiller derechef, bricolant des boutons rouges, virevolant un cadran, scrabouillant une antenne incorporée. Qu’après quoi, il ouvre une porte gidienne[9] engoncée derrière une armoire et pénètre dans le local au mannequin. Il va accrocher la boîte à la poitrine d’icelui, puis revient vers nous et relourde soigneusement.
J’ai suivi l’opération sans piger, et toi non plus, grand gland, mais toi tu as l’habitude. Heureusement, l’aimable et rondouillard Konopoulos m’explique :
— Ces deux petites boîtes sont deux bombes à ondes chmurtz. Un dispositif très ingénieux, dû aux recherches de M. Stefano, permet d’en régler l’explosion à la seconde près.
Il montre une pendule murale, en métal chromé, munie d’une trotteuse.
— Il est dix-neuf heures vingt-huit. A dix-neuf heures trente, très exactement, celle qui est fixée au mannequin explosera.
— Passionnant, réponds-je, pour dire de, mais le cœur n’y est pas et je pense très fort que j’aurais dû rester à la maison pour repeindre la cuisine à Félicie, selon une promesse faite voici plus d’un an et que je reporte indéfiniment. Le drame dans notre foutu job, c’est qu’on ne repeint pas assez les cuisines. Et voilà qu’au lieu de, on se retrouve sur un tabouret, entre les mains d’un drôle de Grec dont les agissements justifieraient un numéro spécial de Détective.
La fine aiguille des secondes est rouge, alors que les deux autres sont d’un noir brillant.
— Dix-neuf heures vingt-neuf, annonce le Grec.
— C’est follement angoissant, déclare Belle-de-Mai en se blottissant contre l’aimé, tu es sûr que ça ne risque rien, Gros Poutou ?
Gros Poutou la rassure d’une plaquée de main sur les meules.
Dix-neuf heures vingt-neuf et trente secondes.
Je m’offre, mentalement, un compte à rebours. Je récite : « Zéro zéro trente, zéro zéro vingt-neuf, zéro zéro vingt-huit, etc.
Ce faisant, j’atteins zéro zéro deux, et je vais pour dire zéro zéro un quand le braoum se produit. On le discerne à peine, tellement que le local expérimental est bien insonorisé. Derrière le bloc de verre, le mannequin a proprement volé en éclats. Il est déchiqueté comme un drapeau américain dans une faculté iranienne. De la charpie ! L’explosion s’est opérée proprement, sans fumée aucune.
— Vu ? me demande Konopoulos.
J’acquiesce.
Stefano rétablit la paroi dans sa position initiale. Belle-de-Mai, apeurée, la pauvrette, tâte le bénouze à Son Excellence pour s’assurer que le vit est là, simple et tranquille, et que cette paisible rumeur-là ne vient pas de la ville.
Il règne dans cet atelier-labo un quasi-silence inquiétant. Je pense à Marie-Marie qui doit se morfondre à l’hôtel, en se demandant ce qui m’est arrivé. Et le Gros ? A-t-il rallié Bonraisin, comme je le lui avais demandé ?
Voilà Stefano qui se pointe vers moi. Note que, depuis un brin d’instant, je discernais plus ou moins la finalité de cette petite entreprise. Il rejette mon veston en arrière et déboutonne ma chemise, la retrousse de même, ce qui n’est pas duraille, mes bras étant ramenés dans mon dos.
Je le vois choper la seconde bombe et s’installer à l’établi. Là, il use d’un microscope pour la régler minutieusement. Konopoulos et son travelling le regardent agir sans piper, ce qui, de la part des deux pédoques, dénote une formidable concentration. On entendrait voler un pickpocket italien.
Quand son travail est achevé, il prend dans un tiroir un rouleau de sparadrap très large et une paire de ciseaux. Puis il désigne la bombine à son vénéré maître. Konopoulos s’en saisit avec répugnance, comme tu ferais avec une souris morte placée entre tes draps le soir de ta nuit de noces.
Il vient, le cher homme, avec mille précautions, appliquer l’engin contre ma poitrine.
— Fais attention, Gros Poutou ! recommande Belle-de-Mai.
— Ne t’inquiète pas, chérie, rassure le malassuré : il faudrait un choc violent pour la faire exploser.
Ses craintes étant calmées, la Belle-de-Mai et des autres mois sans « r », roucoule :
— Quelle poitrine virile, tu ne trouves pas, Gros Poutou ?
L’Excellence, son pied, c’est la gazelle, non le taureau ; il émet un grognement maussade. Stefano maintient la bombe contre moi au moyen du sparadrap dont il sectionne de fortes bandes. Deux fils pendent de la fâcheuse petite boîte grise. Quand il a achevé l’opération albuplast, il me les passe autour du cou, et les rebranche à l’engin de mort.
Voilà, c’est terminé. Il ramène ma chemise en place, poussant l’obligeance jusqu’à la reboutonner…
— Maintenant, il va falloir que nous parlions sérieusement, déclare Konopoulos.
— J’allais vous le suggérer, réponds-je.