— Nous sommes à la veille de grands événements, ne le sentez-vous pas ? Chaque jour apporte sa provende de faits décisifs, irréversibles ; le monde s’engage dans une voie nouvelle. A cet instant, vous n’avez pas d’autre possibilité que de vous plier à mes exigences. Personnellement, je ne vous veux aucun mal, monsieur San-Antonio et votre vie m’importe peu, dans un sens comme dans l’autre.
— Et si, en sortant d’ici, je vais tout raconter à la police suisse ?
Il sourit.
— Non : pas « et si », vous irez, commissaire, vous irez bel et bien. Et il sera bon que vous vous y rendiez. Ensuite vous serez mieux… conditionné pour agir. Cela dit, comme vous pouvez penser que je suis prêt à faire le sacrifice de la personne qui vous apportera le message, je vous laisse le soin de la désigner parmi les gens qui m’entourent.
Je le regarde.
— Je pense que miss Connie Vance est tout indiquée, dis-je.
Il a un geste large et rond pour marquer l’acquiescement sans réserve.
— Ainsi donc, c’est elle qui vous rejoindra à la porte de l’Elysée. Elle vous conduira ensuite jusqu’à Stefano. Eh bien, l’essentiel est donc réglé, je vais vous faire reconduire.
— Ne dérangez personne, prêtez-moi une voiture seulement, je la laisserai au parking de l’aéroport, et je mettrai les clés sous le tapis, côté passager.
— Comme vous voudrez.
— Une voiture sans serpents, de préférence.
— Soyez sans crainte.
Il me vrille le bras d’un index décidé :
— Et la valise, commissaire ? N’oubliez pas qu’il me la faut.
— Je vous la ferai parvenir, promets-je, mais de grâce — si je puis dire — foutez-moi la paix !
Quand je pousse la porte de l’Auberge communale de Bonraisin, un brouhaha joyeux m’enchante les tympans. Il est nettement dominé par l’organe du Gros, aussi mélodieux qu’une chasse d’eau détraquée. Sa Majesté palabre à une table derrière une rangée de bouteilles alignées comme les quilles d’un bowling. Toutes sont fortement entamées. Chacune est accompagnée d’un verre dégustatoire et le Gros commente les crus helvétiques disposés devant son palais fourbu, en ordre de bataille, donnant des notes comme les chers Gault et Millau quand ils testent pour nous des denrées comestibles afin de nous épargner les vicissitudes du malchoix.
Quelle n’est point ma stupeur d’apercevoir à son côté, de sombre loqué, grave et blême, et plus déplumé que toujours, le professeur Félix.
Ce personnage épisodique à ma prose est, je te le rappelle, un érudit blasé, philosophe en déprime, doté d’un sexe anormalement développé.
La dernière fois que nous le vîmes, il venait d’être interpellé dans le métro par un collègue à nous, alors qu’il montrait sa bite aux usagères, non pas, nous expliqua-t-il, par déviation sexuelle, mais pour créer une émotion d’ordre artistique, ce que nous eûmes quelque peine à faire admettre à notre confrère.
Ce misanthrope averti escorte Béru, mais sans participer — voire seulement s’intéresser — à ses prestations œnologiques.
Hermétique, un rien funèbre, il considère la scène de très haut, de très loin, en homme pour qui les passions du monde ne sont que très épisodiques, et en tout cas sans aucune conséquence sur le devenir de l’espèce humaine.
M’avisant, il condescend à sourire, car cet être exceptionnel m’a toujours honoré de sa considération, et même, si j’ose le dire, de sa sympathie.
— Qu’est-ce qui me vaut ce grand plaisir ? m’enquiers-je en m’abattant à son côté sur une banquette de bois ciré, tel l’albatros épuisé sur le flot berceur.
Qu’à peine assis je frémis en songeant à la bombe collée à ma coque et qu’il convient de ne point trop malmener.
— Le hasard, me répond Félix. Je me trouvais dans une cabine téléphonique, en train d’avertir, en déguisant ma voix, le proviseur de mon collège d’une alerte à la bombe, car je tenais à ce que mes élèves profitent du premier soleil sur Paris. Et quelqu’un frappe à la vitre pour m’intimer d’avoir à me dépêcher : Bérurier ! Cette rencontre a été à l’origine de libations qui se poursuivent encore. Furieux après vous et soucieux de défendre l’honneur de sa nièce, ce gentil sac à vinasse m’a amené avec lui à Genève. Nous nous sommes pointés à votre hôtel d’où vous étiez absents, Marie-Marie et vous-même. Par contre, nous découvrîmes en vos lieux et places deux cadavres dans la salle de bains.
— Deux ! m’égosillé-je.
— Oui, mon ami. Celui d’un petit homme qui ne devait guère être plus sympathique vivant que mort, et celui d’une vieille dame accoutrée en femme de chambre dont l’absence inquiétait la directrice de l’établissement puisqu’elle l’appelait à tous les échos. Cette macabre trouvaille dessoûla Alexandre-Benoît qui me convia à l’aider pour évacuer ces deux défunts. Nous y parvînmes tant bien que mal, ce de façon purement provisoire, puisque nous coltinâmes les cadavres en un réduit désaffecté du dernier étage, plein de choses d’hôtel au rebut : meubles cassés, vieilles valises oubliées, etc. Nous introduisîmes l’homme dans une armoire à glace sans glace, et la dame dans une cantine militaire ayant appartenu, si j’en crois l’étiquette collée sur son couvercle, à un colonel-brigadier nommé Etienne-Albert Holdganashe. Peu après, Bérurier reçut votre communication téléphonique et nous nous empressâmes de répondre à votre appel. Toutefois, prévoyant le cas où les cadavres seraient découverts plus vite qu’on ne le souhaite, le cher bonhomme prit la sage précaution d’évacuer tous vos bagages, ainsi que ceux de Marie-Marie. Pour ce faire, il les descendit dans le jardin, à l’aide d’une corde après les avoir fait passer par la fenêtre, et nous les y récupérâmes peu après.
Je chope le bras de Félix :
— Parmi ces bagages, se trouve-t-il une forte valise constellée d’étiquettes ?
— En effet.
— Où est-elle ?
— Mais, dans les chambres que nous avons retenues en cette pittoresque auberge.
— Parfait.
Sachant ce que je sais, je mets fin aux discours du Gros et lui enjoins de nous conduire dans ses appartements.
Il obtempère volontiers.
N’attend pas que nous fussions seuls pour, dans l’escalier, m’emparer par les revers et me secouer.
— T’as fait quoi t’est-ce d’Marie-Marie, ’spèce de voilliou ?
— Je l’ai envoyée à l’hôpital, dis-je, mais ne me malmène pas de la sorte, sinon il ne restera de nous que d’impérissables souvenirs dans les mémoires, Gros.
Tout en parlant, je déboutonne le haut de ma chemise. Il avise les bandes de sparadrap et sa voix s’adoucit.
— T’es blessé, Mec ?
— Non, ma belle idole : chargé, seulement. La protubérance que tu devines est formée par une bombe qui explosera demain à minuit, à moins que tu continues de me houspiller.
Comme il reste coi, j’entreprends l’ascension de l’escadrin.
— Viens qu’on se mette à jour. Le moment est venu de nous montrer intelligents car ma situation est grave et désespérée, contrairement à celle de l’Italie où elle est désespérée mais pas grave.
KAPPA (ble)
Tout !
Tout dit !
De A à Z…
Non, pardon : d’alpha à oméga.
Sa Majesté aux yeux couleur de rubis m’a écouté en branlant son chef à claques. N’a pas proféré. S’est abstenue de toute onomatopée malséante. Qu’à peine un pet timide… Mais un tout ténu, un discret. Qui ne dit rien, qu’on sent. Simplement.
J’ai raconté l’arrivée à Genève et la mort du bagagiste. Et la visite de la vieille dame. Et notre rencontre, Marie-Marie et moi, en mentionnant au passage ma demande en mariage (là, le Gros a écrasé un pleur gros comme une chenille processionnaire) ; j’ai raconté la Samsonite rouge, le cadeau fait à Marie-Marie, notre ruse de l’ambulance, ce qui en est résulté… J’ai raconté le grand costar, et la mort du tailleur qui l’a confectionné… Mon arrivée chez Konopoulos, sa secrétaire, la bagnole pleine de serpents, la bombe, le marché… Tout, te dis-je.