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J’admets le bien-fondé de la remarque. Pour varier la converse, je lui relate l’épisode élyséen.

L’aimable bonhomme m’écoute scrupuleusement.

— Heureusement que vous avez réalisé in extremis la vérité !

— Certes, sinon vous imaginez dans quelle confusion le pays allait être plongé : le Président de la République, le Premier Ministre et deux de ses principaux collaborateurs bousillés, sans parler du Chef de la Police !

— C’eût été attractif, convient Félix. Quel scoop pour les medias ! Toujours est-il que vous voici coupé de la bande. L’astucieuse libération de la donzelle ajoute à l’opacité de la situation.

— C’est pourquoi je reviens aux sources, dis-je ; aussi étrange que cela puisse paraître, mon salut éventuel se trouve dans cette localité. Je fus mal inspiré de laisser Connie Vance nous attendre dans ce bistrot. Si nous l’avions conduite à la Grande Volière, ses petits amis l’auraient eu moins belle pour la délivrer.

Le vent souffle fort, en provenance du Léman. Il miaule dans les conduits et agite les volets à chevrons des façades, biens qu’ils soient convenablement arrimés. Une ambiance de fin de monde ! Le ciel bas qu’on distingue à travers les rideaux à grosses mailles est oppressant.

— Vous n’avez pas consulté de spécialiste au sujet de votre bombe, commissaire ?

— Le seul en qui j’ai confiance enterre un oncle à l’autre bout de la France.

— Ce qu’il serait intéressant de savoir, c’est si votre engin est uniquement commandé par le mot-signal, ou bien s’il est de toute manière limité à zéro heure, cette nuit.

— Oui, conviens-je, on ne peut plus pénétré, ce serait vachement intéressant en effet.

Et puis, bon, je téléphone à la Detective Agency. La Claudette me répond et tout de suite fulmine rapport au père Pinaud qui a des humeurs aujourd’hui et qui prétend vouloir se faire faire une pipe, le cher débris, alors que Claudette a son propre chewing-gum.

Et le chewing-gum à la Claudette, lui, au moins, il est à la chlorophylle, tandis que le zob à César, pardon, va goûter, je te laisse le soin de définir.

— Passez-le-moi ! dis-je.

Et, ce disant, je ne parle pas du zizi à Pinuche, mais de l’individu pilnucien tout entier.

— Où es-tu ? s’informe Barderne-Baderne.

— En Suisse. Pourquoi tu tousses ?

— Depuis que j’ai perdu mon mégot, ce matin, j’essaie de m’en refaire un autre, mais je n’y parviens plus, ces cigarettes sont infumables de nos jours.

— Le tien datait de quand ?

— Des années soixante. A présent, le S.E.I.T.A. n’est plus ce qu’il était.

— Tu as obtenu des tuyaux sur la fille ?

— Romantin a dormi jusqu’à quinze heures. Je suis resté à son chevet tout ce temps-là.

— Alors ?

— En effet, elle a continué de beaucoup parler. Mais c’était assez pêle-mêle. J’ai noté les principales choses que Romantin m’a rapportées… Tu permets…

Je perçois un bruit de papelard froissé. Puis, plus rien.

— Allô ! Allô ! égosillé-je.

— Bouge pas, j’ai perdu mes lunettes, déclare le Dévasté.

Nouveau silence. Enfin il réempare l’écouteur.

— Ça y est. Voilà… Elle était comme ivre. La drogue que vous lui avez fait prendre est sacrément efficace. Bon. Elle a dit… Elle a dit… Mince ! Mon papier est crevé, il faut dire que j’ai pris ce qui me tombait sous la main, c’est-à-dire du papier hygiénique. Je dois en conserver sur moi en permanence à cause de ma constipation chronique qui m’oblige à prendre des dragées laxatives dont l’effet est capricieux. Au contact de mes poches, ce papier devient plus tendre, comprends-tu ? Et il arrive fréquemment que son emploi me cause des surprises désagréables, les doigts passant volontiers au travers. Je me suis donc servi dudit pour…

— Pinaud ! murmuré-je, ô Pinaud… J’ai une bombe fixée à la poitrine, elle va exploser d’une minute à l’autre, et toi tu trouves le moyen de me raconter tes effroyables tripes et ton misérable anus de bourricot malade ! As-tu donc perdu tout sens des réalités ?

Il se racle la gorge.

— Je t’expliquais seulement pourquoi j’ai du mal à relire mes notes, fait-il… Attends… Destruction générale du monde capitaliste… Implantation en Suisse, pays qui le symbolise le mieux. Confusion générale… Bouge pas, Antoine… Mise sous bombe de tous les Conseillers Fédéraux… Tu as entendu ? Tous les membres du gouvernement sont sous explosif, à la merci d’un détonateur. Voilà pourquoi on fiche la paix à ton Konopoulos. Bien obligé : il a piégé les chefs de la Confédération. Je poursuis… Konopoulos est une pute… Non, c’est pas ça… Là aussi, il y a un trou dans le papier… Konopoulos est une… une toute ?… Non : ça peut pas être toute. Il devait y avoir un « p » avant que ça crève. Une… Ah ! Une taupe ! J’y suis : une taupe ! Il y a quinze ans, il travaillait au K.G.B., et puis on l’a parachuté dans la diplomatie grecque où il a fait carrière… La terreur va s’instaurer en Suisse pour commencer. Après les membres du Gouvernement : les Assemblées Internationales… Et puis les Banques… Tous les moyens… Les plus imprévisibles… Voilà, c’est tout, mon petit. Romantin ne m’a rien rapporté de plus.

Egoïstement, j’insiste.

— La donzelle n’a plus fait allusion à ma bombe à moi ?

— Non.

Il ajoute :

— Elle n’a guère eu de temps : ses complices sont arrivés presque tout de suite avec leurs vaporisateurs à somnifère.

Il rit comme rirait un vieux bélier si les moutons riaient.

— Tu veux que je te raconte leur astuce pour se prémunir contre le gaz ? Des lunettes. Ils en portaient tous les deux, car ils étaient deux, d’énormes lunettes rondes avec un nez de plastique comme on en vend chez les marchands de farces et attrapes ; en fait, ces lunettes constituaient des masques protecteurs. Ils se retenaient de respirer par la bouche, comprends-tu ?

Nouveau rire chevrotant.

— Que comptes-tu faire ? demande-t-il au bout dudit.

— Réciter mon acte de contrition, soupiré-je en raccrochant.

Je subis un moment de flou qui n’a rien d’artistique. Dans un cas comme le mien, on mesure totalement la solitude humaine.

Je passe dans la salle de bistrot. Quelques vieux vignerons éclusent trois décis de blanc dans leurs minuscules verres. Ils ne se parlent presque pas. Ne regardent rien. Ils sont là, posés. Aux murs il y a des tableaux de sociétés avec les noms des adhérents, présidents, vice-présidents, trésoriers, et toutim en tête, rédigés en belle ronde à petits poils fleuris sur des bristols. Des fanions aussi. La chorale du chœur mixte de Bonraisin. Ses membres fondateurs ; la coupe qu’elle a obtenue au concours de Monhneux-sur-Taschate. Toute la paix, toute la sérénité d’un monde épargné, encore intact, où la vie reste la vie avec des jours de vingt-quatre heures et des nuits sans autres bruits que ceux du vent, de la pluie et des oiseaux. Merde, ce que je voudrais pouvoir m’asseoir à cette table, avec ces braves vieux, me frotter à eux, m’inclure à leur silence…

La sommelière est dodue, avec un bon gros cul et des joues franches comme le pain frais.

— Vous voulez boire quelque chose ? me demande-t-elle en vaudois moderne.

— Oui, une bouteille de vin blanc. Vous pouvez le monter dans la chambre de mes amis ?

— C’est en ordre. Avec trois verres ?

— Non : deux, il n’y a que le vieux.

Elle hoche la tête.

— Le Gros vient d’arriver du temps que vous causiez au téléphone.

Le Gros ! Tu vois ? Une sommelière de village, d’emblée. Et alors, comment voudrais-tu que nous l’appelions, nous autres ?