— Cet appareil peut fort bien déclencher mon feu d’artifice à distance ?
— Ecoute, Mec, ta bombe, c’est pas la panade universelle ! Déjà elle marche au son, plus au mouvement classique, s’y va falloir qu’é fonctionne en suce aux ondes estra-courtes, ça d’vient une centrale thermogène-énucléée ! Allez, va !
Je vais.
— Attends, laisse-moi ta seringue. S’il déconne un tantisoit, il a sa dose, t’entends, beau frisotté ?
Je m’évacue. Mon battant est en pleine folie. Dedieu, c’est lui qui va me flanquer le feu aux poudres à cogner de la sorte !
Je m’efforce de respirer calmos. De penser à autre chose. J’évoque le sourire de maman, ce morninge, quand elle est arrivée dans ma chambre avec son plateau chargé de bonnes choses… Mais ma panique demeure, persiste et signe. Je suis mort de peur, là. J’avoue, sans honte. Je mets au défi quiconque, dans ma posture, de ne pas craquer à ce stade de l’action.
Je compte les secondes. Sont-ce mes toutes ultimes ? J’attends l’Apocalypse dans ma chair. Aurai-je le temps de comprendre ? Le temps de savoir que ça y est ?
Un cri retentit, là-haut ! Un autre ! Un troisième ! Tous différents. Trois cris poussés par trois hommes.
Je grimpe en hâte.
Quelle vision, madoué !
Par quoi te la commencer ? Ce que c’est chiant, à force, le job de narrateur. Faut toujours être sur la brèche, raconter, se défoncer pour faire comprendre à des têtes de nœuds, souvent. Pas que ça leur échappe. Je vois ceci, et puis cela ; et c’est comme ci, et encore comme ça ! Merde chiasse, je vais rendre mon stylo au magasinier du Fleuve Negro, moi, un de ces soirs. Basta, à la fin !
Bon, allez, un coup de reins, l’apôtre.
Alors que je te dise : Béru en Saint-Michel, comme sur les images pieuses de sa Prem’. Y f’sait quoi, Saint-Michel ? Réponse à m’sieur l’abbé. Il terrassait le dragon, voui, mon chérubin. Bérurier, ce sont des serpents, lui, qu’il terrasse en les écrasant à coups de talon rageur. Combien de ces atroces reptiles grouillassent sur le plancher ? Quatre, cinq ? Même morts ils continuent de se tortiller, de fouetter l’air avec leurs queues, comme Béru, à l’auberge de Commune pendant que sa grosse frigide changeait de position.
Félix est plaqué au mur, les mains bien posées à plat contre, comme sur les affiches pour films d’épouvante. On dirait qu’il souhaiterait pénétrer dans le mur. Béru, vaillant, invincible, le courage à jamais en bandoulière, massacre les serpents résolument, en fier luron natif de Saint-Locdu-le-Vieux qui eut, en son temps d’écolier, maille à partir avec les vipères buissonnières de sa contrée. Certains des serpents se dressent pour l’attaquer, mais il les ravage de son talon pilonneur, impitoyable et précis. Bientôt, l’écheveau de reptiles n’a plus que des soubresauts agoniques.
— Le salaud ! rage Sa Majesté. Ah ! le fumier de lope ! Ce qu’il nous mijotait ! Mais courageux, le frère, ça…
Et c’est alors que je constate que Stefano est mort à son établi.
Bérurier explique.
— Il m’a demandé d’ouvrir la valise, du moins son double fond. Je la tenais devant lui. Il a alors plongé la main dedans, a ramassé le paquet de serpents et a voulu nous le flanquer contre. Heureusement, ces p’tits marrants s’sont tortillés à son bras dare-dare. On a z’eu l’temps d’se garer des taches. T’as pas été piqué, Félisque ?
— Les serpents ne piquent pas, ils mordent, rectifie le professeur à l’appendice surdéveloppé.
Le Valeureux ricane :
— J’sais pas s’y z’ont mordu ou piqué le Stefano, mais ç’a été sa fête.
— Bravo pour ta présence d’esprit, Gros. Reste à savoir qui, désormais, est en mesure de débrancher ma bombinette farceuse.
RHO (bindébois)
— Allô ! C’est bien à M. Konopoulos que j’ai l’honneur de parler ? articule Félix de sa voix professorale parfaitement articulée, pleine de points et de déliés, de virgules sous-jacentes aussi.
— En effet, qui est à l’appareil ?
— Je suis le chef du S.R. helvétique, Excellence, ment Félix (ment Félix, ment Félix, tsoin, tsoin !) avec un aplomb digne du fil en question. Il serait indispensable que nous nous rencontrions d’extrême urgence.
— Venez me rejoindre à l’Hôtel Intersidéral.
— Je préfère pas, Excellence. Je me trouve chez vous, à Bonraisin, et s’il vous était possible de venir…
— C’est que j’attends des gens de Paris, marmonne Konopoulos.
— Excellence, il s’agit, vous vous en doutez, de faits d’une gravité exceptionnelle et nous serions beaucoup mieux chez vous pour en débattre.
Félix se racle le gosier et ajoute cette phrase quasiment géniale sur les bords :
— Dans votre propre intérêt, Excellence. Un temps.
— J’arrive, répond Konopoulos.
Félix raccroche. Béru brandit son gros pouce large comme la spatule d’un ski de saut.
— Gagné, dit-il.
Moi, je me contente de soupirer.
Gagné ! Tu parles… Il est dix plombes et demie passées. Le temps que Konopoulos s’annonce, ça fera plus de onze heures. Il ne me restera donc pas une heure à vivre.
Et Dieu sait qu’on a tout remué dans l’atelier pour tenter quelque chose. Jamais je n’ai autant pensé à Mathias que ce soir. Si le foutu rouquin était là, peut-être trouverait-il le programmateur de la bombe. Pour nous autres, ces chosemachins restent lettre morte. Y toucher, c’est prendre le risque d’abréger l’attente en faisant tout exploser.
On s’est occupé du personnel. Ils sont quatre dans la maison, mais marginaux. Pas du tout des techniciens. On a eu beau les « interroger » selon la méthode Béru, les menacer, tout bien, ils n’ont rien dit parce qu’ils n’avaient rien à dire. Alors nous les avons bouclés dans l’abri antiatomique de la maison. Les murs et la porte ont soixante centimètres d’épaisseur, ils peuvent toujours gueuler et se démener…
C’est le Gros qui a eu l’idée de contacter le big chief en personne.
— P’t-êt’ que le Grec est encore à l’hôtel avec son travelo ; si on parviendrait à l’faire r’venir, on y d’mandrait poliment d’te déshameçonner, Gars.
Maintenant on l’attend ; les dernières minutes de ma vie s’égrènent avec une funèbre lenteur. Ça devient tellement insoutenable que je suis tenté d’arracher le sparadrap, la bombe, le fil. Ah ! oui : en finir délibérément. Aller au-devant de la catastrophe. Prendre l’initiative de ma fin. Je comprends la folie téméraire qui pousse certains individus à s’offrir au danger.
Bérurier a dégauchi le bar et prépare des mélanges oiseux en de grands verres décorés.
— Bois, ça te remontera, il propose.
— J’ai envie de mourir lucide, dis-je. Le dernier godet de rhum, c’est folklorique mais archi-con. Je suis persuadé que des tas de suppliciés l’auront refusé.
Le temps passe.
Mon dernier temps.
— Acré ! L’v’là ! déclare Sa Majesté.
Effectivement, la lumière dansante de deux phares dévale l’allée principale à travers la brume de nuit.
Tout est prêt pour recevoir Konopoulos, car nous avons découvert un mignon arsenal à la cave.
— Surtout, ne me le flingue pas, Gros.
— Inquiète-toi pas, si j’dois l’plomber, je viserai ses cannes.
Il est placardé dans un massif flanquant le porche. Il a choisi celui de droite, moi celui de gauche. Nous sommes convenus, lui et moi, qu’au moment de l’action, nous pralinerons sans retenue toute personne qui escorterait le Grec, manière d’avoir illico le champ libre.