Et alors je me sens comme neuf, parce que soudain libre. En vacances, quoi !
J’hésite. Il fait beau, frais, bleu. Il fait suisse. On respire de la bonne air, comme dit Béru. Pas bricolé le moindre du monde. J’ai la flemme de regagner Paris.
Me voici devant l’hôtel dont les fenêtres étincellent. Des massifs fraîchement arrosés dégagent des senteurs chouettement végétales.
Qu’attends-je de la sorte, pique-plante au côté de ma valise ?
— Un taxi, monsieur ? me propose le portier.
Je souris à l’officier supérieur des établissements « La Dorme » et, mon instinct me poussant, je négative du chef, n’osant le branler dans la Confédération Helvétique, pays de haute tenue morale.
Il a un geste « d’à votre service », puis m’écarte de deux pas qu’il exécute lui-même afin de ne pas me donner cette peine.
Alors, Gros malin ? Que décides-tu ?
Le portier doit croire que j’attends quelqu’un.
Il ouvre des lourdes de voiture, tendant la main aux dames pour les aider à s’extraire, et aux hommes pour leur secouer un pourliche.
Et moi, l’Antonio chéri, je demeure tandis que les jours s’en vont, demeure telle une cariatide devant l’entrée du Palace, saisi d’un curieux flou artistique qui me nimbe la pensarde et annihile en moi toute volonté.
Un bagagiste sort, lesté de valoches qu’il véhicule au moyen d’une grosse sangle de transporteur de pianos. Il en coltine un pacsif gros commak, et aligne les bagages sur le terre-plein de ciment rose. Il attend l’arrivée de la chignole où l’on va les charger. La voici, justement qui émerge du souterrain, presque triomphalement. Une Rolls, tu penses ! Brun foncé, briquée à vif et pourvue d’une plaque « C.D. ». Un chauffeur vêtu d’un complet bleu, chemise blanche, cravate noire, stoppe près des bagots et descend délourder la malle. Le valocheman s’empresse. Il commence à enquiller les plus grosses pièces dans les profondeurs du carrosse. C’est alors que mon attention est bloquée net par une samsonite rouge, de forme allongée et que je retapisse recta. Je l’ai vue décharger hier soir, avant que le cadavre ne déboule sur le tapis roulant. Cette samsonite, pour t’en donner l’idée, a le volume d’un énorme pâté en croûte.
Et pourquoi, dis-moi encore ça, juste ça, l’aminche, pourquoi ton Tonio joli s’approche-t-il de ce bagage et se met-il à l’examiner ? C’est bien l’instinct de flic, non ? Le flair poulardier, merde ! Des pulsions, impulsions, pulsations… le sub, quoi ! Ce subconscient qui sait ce que nous ignorons et tente de nous le chuchoter, à nous autres grands cons badins qui traînassons, stupides comme mollusques.
Et bon, voilà, je contemple la samsonite, Maman. M’avise qu’elle n’est point seulement étrange par la forme, mais qu’elle l’est également de conception. Ainsi, tu vois, sa poignée ne ressemble pas le moindre à celles des autres valtoches de cette honorable marque. Beaucoup plus épaisse. Elle forme boîtier. Attends, c’est pas terminé : sous la serrure, se trouve un motif en forme de losange (élès) composé de minuscules étoiles noires. Je relace mes tartines (des mocassins sans lacets, en l’eau cul rance) afin d’amener mon regard de lynx à faible encablure dudit motif, et je constate qu’au cœur de ces petites étoiles se trouve un tout petit petit trou. Alors là, mes enfants, mon sourd ne fait qu’un temps, comme dirait un contrepéteur de mes relations, intellectuel distingué.
Moi, l’Antonio, crème de la Rousse (en 6 volumes), que fais-je ? Tu devines ? Eh bien, oui, Français, Française et chère mademoiselle, je fonce à la station de taxis imminente, monte dans celui de tête : une chignole ricaine dans laquelle tu pourrais loger trois familles de travailleurs émigrés ; m’y laisse quimper tandis que le driver loge ma valise dans l’immense sépulcre de la malle.
Lorsqu’il réintègre sa place, il tourne vers moi un bon visage sans anxiété, plein de sourire et de confiance :
— Alors, où est-ce qu’on va ? demande-t-il.
— On va voir, réponds-je.
Il croit à une boutade et continue de laisser traîner sur moi deux yeux d’épagneul qui écoute son maître raconter des histoires de chasse, des histoires d’O, voire des histoires de chasse d’eau.
Je continue de visionner la Rolls. On a achevé de la charger. Dès lors, un type rondouillard sort de l’hôtel, flanqué d’une gerce belle à te couper le souffle avec ses dents. Il doit avoisiner les soixante balais. Petit, ventru, bajoueux, important, très mat de peau, le nez chaussé de fortes lunettes d’écaille, le cheveu intensément noir parce que intensément teint, il gagne sa calèche dont le portier lui tient la portière et, avant d’y grimper, colle un mignon bifton de vingt balles au digne homme, lequel claironne un :
— C’est très gentil, monsieur Konopoulos.
Le Grec (si j’en crois son patronyme) s’installe avant la fille. Celle-ci est putassement sublime. Grande, moulée faut voir, saboulée haute couture, coiffée court, d’un blond rouquinant. Elle tient un manteau de léopard sur son bras, et quand elle monte dans la Rolls (la seule bagnole de laquelle on ne descende pas quand on y prend place) son prose devient si parfaitement rond que t’as envie de le faire tourner du bout des doigts pour y chercher la Mongolie Extérieure ou le Détroit de Béring.
— Vous suivez cette Rolls, fais-je à mon chauffeur.
Lui, il rechigne illico. La Suisse, terre de liberté, s’accommode mal de certains usages marginaux.
— Comment ça, je la suis ? effare-t-il en appuyant si fort sur son accent vaudois qu’il risque de le briser.
— En démarrant, puis en changeant de vitesse chaque fois que c’est nécessaire, plaisanté-je.
Au rembrunissement de mon terlocuteur, je comprends que j’ai tort d’aggraver mon cas avec des calembredaines d’un goût douteux.
Je baisse le ton :
— Vous voyez la plaque C.D. de la Rolls ? Corps Diplomatique, mon cher. Je fais partie du service de protection.
Ma carte confirme.
Il se sent investi d’une mission. C’est le plus sûr des leviers, ça, la mission. Le tremplin d’essence divine. L’homme s’accomplit dans son exécution. Mission sacrée ! Toujours ! Haut les cœurs. Présentez armes ! Papa me racontait son père, pendant la 14–18. Estafette (et ça l’a été, sa fête !) rampant sous le feu ennemi, exténué, blessé, parvenant au terme de sa mission, après avoir enduré mille morts, mille peurs ! Traumatisé pour des années ! Et le commandant qui dépèce l’enveloppe et lit entre ses dents « Situation inchangée. A demain ». Grand-père… Cher bonhomme à canon, chair à sacrifice. O sottise universelle, rayonnante de cruauté. Merci, on part… La Rolls file molo, comme toujours, les Rolls. Pas fait pour aller vite, ce véhicule. Apparat. Dedans, ça sent le cuir anglais. T’entendais le tic-tac de la pendule avant les ultimes perfectionnements, jamais celui du moteur. Ils ont remédié, y avait des plaintes de lords pas trop constipés des feuilles que ce grignote-menu troublait. Maintenant t’entends plus que la respiration du chauffeur (quand il n’est pas britiche).
Mon taxi me raconte ses souvenirs para-policiers : des personnages illustres de la Poule qu’il a eu l’heur de piloter (car en Suisse il est normal d’avoir l’heur au lieu de la chance). Et aussi des faits divers (bien qu’en Suisse il soit davantage question de faits d’hiver) qui ont émaillé son existence : vol de lapins chez sa belle-mère, voyou qui ne l’a pas payé à l’issue d’une longue course (un Français, sans doute, précise-t-il), des trucs encore, aussi impressionnants, tu vois ?
On filoche la Rolls le long du lac.