— Vous savez la destination ? demande mon taximan.
— Pas la moindre idée.
— Ils vont aller chercher l’autoroute, c’est sûr, chante-t-il sur l’air de « O Monts Indépendants ».
Mais son pronostic s’annonce faux car la triomphale machine délaisse l’embranchement autoroutier pour emprunter la route de Versoix.
— Tiens, c’est étonnant, dit mon conducteur.
— Pourquoi ?
— Parce que si ces gens ont dormi à l’hôtel, on pourrait croire que c’est parce qu’ils allaient loin aujourd’hui, alors que l’ancienne route, quand on l’emprunte, c’est qu’on se rend au bord du lac.
Fort judicieux.
J’acquiesce.
Pourtant, comme je me complais à trouver des explications aux moindres mystères passant à ma portée, je décide que l’hôtel a servi de lieu de rendez-vous. L’un des éléments du couple devait y attendre l’autre qui n’est arrivé que de ce matin. Malgré tout, j’ai beau fouiller ma mémoire, je ne parviens pas à situer l’un ou l’autre parmi les passagers qui attendaient les bagages, hier.
Et je me mets à sourire en songeant que je suis là, à filocher un diplomate simplement parce qu’il possède une valise bizarre. Faut franchement avoir de la Chantilly dans le caberluche, non ? Tu me vois, rendant compte de ma « mission » au Vieux ? « Cette samsonite rouge m’intriguait, monsieur le directeur. Voilà pourquoi j’ai suivi son propriétaire jusqu’à Varsovie… »
La frite à Achille, je la retapisse d’ici !
Enfin, il fait beau ; par moments on a vue impec sur le Léman d’argent où picorent des focs, comme dirait Valéry (Pas Giscard : Paul !).
On traverse des bourgs opulents, composés de grosses maisons ventrues, bien arc-boutées sur leurs assises et coiffées de toits sombres. Formide de constater l’à quel point cette belle Suisse est fortement ancrée au cœur de l’Europe. C’est du vaisseau hors ligne. A toute épreuve.
Calme enchanteur. O indicible sérénité. Ici tout est propre, honnête, tranquille et pasteurisé. Tout est harmonie solide. Tout est vie vivante. L’organe y crée la fonction.
On se parcourt de la sorte une vingtaine de jolis kilomètres helvètes, qu’ensuite de quoi t’est-ce, la Rolls ralentit et se range sur le bas-côté.
Mon chauffeur, mal conditionné pour ce genre d’opération, en fait autant.
— Mais non, mais non, continuez ! lui enjoins-je.
Car je suis très enjoigneur à mes moments perdus, Dieu m’ayant accordé le ton d’enjointement sans que je l’eusse sollicité de sa très haute part.
Pour lors, mon driver fait valoir sa logique en bois d’arole :
— Mais on ne peut pas continuer puisqu’on les suit !
C’est bien dit à lui.
— Doublez l’auto ! rétorqué-je sèchement. Il repart.
Et puis voilà que le chauffeur de M. Konopoulos dévale de sa Rolls et se plante au milieu de la route ; les bras en croix.
Manière de ne pas l’écraser, mon chauffeur restoppe. L’homme ouvre la portière de mon côté et me défrime d’un air peu amène (eût-il été ecclésiastique, j’aurais écrit peu amen). Il est très pâle, plutôt châtain clair, coiffé très court, à la lieutenant de S.S. et ses yeux sont d’un beige unique, un peu laiteux, qui incommode.
— Que nous voulez-vous ? demande-t-il.
Il a un accent un tantisoit germanoche, peut-être tout simplement suisse-alémanique ?
— Pardon ? bredouillé-je.
— Vous nous suivez depuis Genève, dit l’homme, je suppose que ce n’est pas sans raison.
Il a une manière d’à-brûle-pourpointer qui déconcerte, ce gus.
— Service de Sécurité, lui dis-je. Nous veillons sur les diplomates.
— Montrez-moi vos papiers !
En fait de fafs, c’est plutôt mon paquet de phalanges droites que j’aimerais lui produire. Et de très près !
Avec un soupir de rame de métro en train de freiner, je tire ma brème. Le gars la prend, la regarde.
Et comme on obstrue la chaussée et qu’un camion se pointe, il la garde en nous conseillant de nous ranger sur le bas-côté. Ce dont. Mon taximan grommelle qu’il trouve ce micmac pas catholique, ni calviniste, et que ce genre d’aventures, merci bien, c’est pas de son ressort. Il va faire demi-tour pour rallier Genève.
Le chauffeur de la Rolls est allé remettre ma carte professionnelle à son patron. Il revient au bout de très peu et me dit :
— Venez donc un instant.
J’y vais.
M. Konopoulos est engoncé dans sa Royce comme dans une pelisse fourrée, le bras gauche passé dans un accoudoir (en option). Ma carte gît sur la banquette entre sa compagne et lui. La fille me défrime curieusement, l’air un peu effronté, avec tout de même une lumière d’intérêt à l’arrière-plan de la prunelle. De près, elle fait vraiment radasse, cette donzelle. Le genre d’entraîneuse récupérée pour un week-end par un grossium qui aime la viande facile.
— Très honoré, fais-je sobrement.
Et je réempare ma carte.
M. Konopoulos bâille un peu, se masque l’orifice du plat de la main qui dépasse l’accoudoir mobile et dit d’un ton feutré, presque engageant :
— J’attends vos explications, commissaire.
Le commissaire ainsi sollicité se lance dans des tartineries qu’il veut convaincantes.
— Excellence, vous vous trouviez hier soir dans l’avion Paris-Genève qui s’est posé à 22 heures 40 ?
— Absolument pas.
— Vous avez, en ce cas, accueilli quelqu’un qui a pris ce vol ?
— Absolument pas.
Il parle sans presque articuler, courtois et impatienté.
Moi, avec l’énergie du désespoir qui me gagne, je lance :
— Toujours est-il qu’il y a, dans la malle de votre voiture, une valise qui a participé au vol en question.
— Absolument pas.
— Une samsonite rouge…
Le Grec amène sa main devant ses yeux, engage son avant-bras plus avant dans la sangle capitonnée de l’accoudoir (en option) afin de regarder l’heure qu’on est à sa Piaget extra-plate à quartz. Son impatience croît et se multiplie.
— Vous êtes commissaire de police ?
— Oui.
— Français ?
— Oui.
— Nous sommes en Suisse, objecte-t-il simplement.
— Je sais. Mais il se trouve qu’un incident regrettable s’est passé hier soir à l’aéroport de Cointrin, en partie dans le secteur français.
Fumeux, l’argument.
— Personne de mon entourage ne se trouvait à Cointrin hier au soir, monsieur.
— En ce cas, veuillez m’excuser…
Je retire ma tronche de l’encadrement. La fille s’est parfumée en se faisant macérer dans un bain de Foutraille Bleue de chez Limpimpin ; elle fouette si fort que ça te file le rhume des foins. Son visage con est boudeur.
Le Grec a un petit geste.
— Oh ! un instant : Jacob !
— Oui, monsieur ? demande son chauffeur.
— Montrez notre samsonite rouge à ce monsieur.
Alors là, c’est le coup de grâce dont parle le bon prince Rainier Trois dans ses mémoires.
— Ce ne sera pas la peine, Excellence, bredouillé-je.
— Je n’aime pas laisser des arrière-pensées derrière moi, monsieur le commissaire, déclare Konopoulos. Je ne comprends rien à votre histoire de Cointrin, mais je sais que vous vous intéressez, pour des raisons qui elles aussi m’échappent, à l’une de mes valises ; aussi bien, mon chauffeur va-t-il vous la montrer et tout sera clarifié.
Ses paroles sont empreintes (digitales) d’une fermeté sous-jacente. De très grande évidence, je casse les couilles à ce monsieur important et il entend me faire perpétrer mon ignominie afin de pouvoir ensuite aller se plaindre à qui de droit (ou de gauche) de mes abus de pouvoir.