Alors qu’elle finissait la piqûre, le train décida de passer, au loin, très loin ; en même temps que la drogue suivait d’autres rails. Douceur du poison dans les veines, dans tout le corps. Le train s’éloignait mais elle avait eu le temps de grimper à l’intérieur. Il suffisait de fermer les yeux pour s’y croire…
… Le paysage défile très vite. Le TGV fonce vers le sud, le soleil, la chaleur. La mer, le sable, les palmiers, les parasols. Tous ces clichés qui font du bien, ces cartes postales que personne ne lui envoie. Que personne n’écrira plus pour elle. Que personne n’a jamais écrites, de toute façon.
Toutes ces lumières, ce ciel incroyablement bleu.
Ne pas oublier les odeurs. Celle de l’herbe fraîchement coupée. Oui, cette odeur-là, elle s’en souvient, elle adorait ça. Ou celle d’une forêt après la pluie, écorces sur terre humide. Effluves mêlés du lilas et du jasmin pour annoncer le printemps… Et la musique dans tout ça ? Le chant des oiseaux, celui des cigales, des grillons. Un ruisseau qui coule, les vagues qui s’écrasent contre les rochers, l’averse qui tombe, le tonnerre qui éclate l’azur. Surtout, plus jamais de clefs ni de serrures. Juste des bruits humains ou naturels.
Elle pose un pied sur le quai, s’enivre de la foule pressée, de paroles qui ne lui sont pas destinées. Et d’alcool, beaucoup d’alcool. Tout ce qu’elle veut, tout ce dont elle a envie. Elle titube de bonheur… Orgasme sensoriel, chimérique mais tellement authentique. Ça y est, la tête explose, elle se rappelle des muscles pour rire, des poumons pour respirer, du nez pour sentir, de la bouche pour goûter, des yeux pour voir, des paupières pour ne plus voir. De la peau pour avoir chaud, la peau d’un autre. Thomas. Il apparaît à côté d’elle. Ses mains, ses yeux, sa voix qui la transportent. Elle imagine, lui en elle. Elle imagine, seulement.
Profiter de chaque seconde du voyage, ne pas en laisser une miette aux cafards, à quiconque. Ne rien perdre de ces minutes hors du temps, hors du cercueil.
Mais soudain, le ciel s’assombrit. Des silhouettes difformes s’approchent, qui viennent la chercher. Pour la ramener dans la réalité. Il faudra y retourner, il faudra atterrir. Revenir, toujours.
Il faudrait que je m’injecte une dose entière. Voilà la solution. Sauf que je n’ai plus de poudre à perlimpinpin.
Je peux encore tenir. Encore quelques minutes. Il suffit d’y croire, de ne pas suivre les ombres. Pas maintenant, pas tout de suite, par pitié ! Le temps passe soudain si vite, oubliant les chemins tortueux, il prend même des raccourcis, le traître ! Il coule à haut débit, le ru s’est mu en fleuve déchaîné. Les aiguilles du réveil s’emballent dans une course folle. Non, je ne vais pas ouvrir le parachute maintenant ! Je veux voler encore ! Rester là-haut. Planer dans les courants d’air chaud, survoler la misère, de loin, de plus en plus loin. De plus en plus floue.
Je veux pas que ça se finisse. Laisse-moi au moins m’endormir ! Putain, l’avion pique du nez, il va se crasher ! Atterrissage brutal, forcé. Chute libre. Même pas le temps d’ouvrir la voile…
… Aspirée par la réalité comme par une bouche monstrueuse, Marianne tomba du lit, violemment expulsée de son rêve. Les larmes, mauvaises, amères ; sanglots qui étouffent, respiration qui peine. Je voulais pas revenir, pas si vite !
Elle rampa jusqu’à la grille, s’aida des barreaux pour se remettre debout et se tapa le front contre le métal, de plus en plus fort ; jusqu’à ce que ses lèvres goûtent le sang. Retenir ses cris. Les matonnes seraient capables de m’entendre et de m’enfermer dans la cellule capitonnée. Taper jusqu’à ce que la vue se brouille… Pas assez, encore l’horreur autour d’elle, toujours la pourriture autour d’elle. En elle… Taper, encore, toujours plus fort… La douleur ne t’atteint plus, insensible Marianne.
Et soudain, le noir s’imposa. De plein fouet. Même plus de rêve, nuit aussi épaisse qu’un brouillard côtier, aussi obscure que son avenir.
Coma parfait.
Marianne s’éveilla. Mal de tête garanti. Les murs sales de l’infirmerie l’accueillirent gentiment. Elle voulut porter sa main droite jusqu’à son front. Impossible, poignet menotté au lit. La main gauche, peut-être ? Gagné. Énorme pansement sur le front, perfusion dans le bras. Et Justine, assise près du lit.
— Coucou, Marianne…
Cette voix, ça faisait du bien, au sortir du coma.
— Quel jour on est ?
— Dimanche. Tu as passé la matinée à l’hosto. Ils t’ont fait des radios, tu as un petit trauma crânien, rien de bien méchant… Faut que t’arrêtes tes conneries, Marianne.
— J’ai mal à la tête…
— T’as quatre points de suture sur le front, ça va te laisser une jolie cicatrice.
— M’en fous… J’en ai déjà plein…
— Pourquoi t’as fait ça ?
— J’ai atterri trop tôt…
— Hein ?
— Tu peux pas comprendre… J’vais rester ici jusqu’au bout des quarante jours tu crois ? demanda Marianne avec espoir.
— Non, on te ramène en cellule ce soir. Le médecin a dit que ça pourrait aller.
— Merde ! vociféra-t-elle en calant son crâne dans l’oreiller moelleux.
— Il faut que je te laisse, maintenant… S’il te plaît, arrête tes conneries…
— Un jour, j’arrêterai. Promis. J’arrêterai tout.
La tête tournait un peu, la nausée allait avec. Marianne suivait Delbec, lentement. Le toubib l’avait bourrée de calmants multicolores, de quoi assommer un éléphant dans la force de l’âge. À tel point qu’elle n’avait même pas été menottée. Derrière elle, trottinait la Marquise, ravie d’être du voyage. Marianne imaginait son sourire en coin au milieu de son délire médicamenteux.
Retour à la case départ. Sous-sol des cachots. Mais pas la même cellule.
Non, pas celle-là !
— Vous n’allez pas me mettre là-dedans ! protesta faiblement Marianne. J’suis pas cinglée !
— Mais si, t’es cinglée ! décocha Solange.
Inutile de lui répondre, mieux valait négocier avec Delbec.
— Surveillante, je vous promets de ne pas recommencer…
— J’ai des ordres, mademoiselle. Vous entrez là-dedans sans discuter, s’il vous plaît.
La cellule capitonnée. Encore pire que la geôle pourrie au bas de l’escalier.
— Vous savez bien que je ne peux pas rester sans fumer ! essaya-t-elle en désespoir de cause.
— Vous fumerez pendant la promenade, répondit Delbec.
La Marquise buvait du petit-lait. Savourait chaque seconde de ce combat perdu d’avance. Pourtant, Marianne résistait.
— Je n’irai pas là-dedans !
— Ah oui ? On n’a pas que ça à faire ! Tu vas rentrer tout de suite et arrêter de nous emmerder !
Delbec considéra sévèrement sa collègue. Elle avait du mal à supporter qu’on tutoie les détenues. C’était contre le règlement. Et elle ne tolérait pas ce qui était contraire au sacro-saint règlement. Sa bible. Marianne l’imaginait parfois posé sur sa table de chevet. Mais ce n’était pas le moment d’imaginer Delbec en chemise et bonnet de nuit. La Marquise revint à la charge.
— Alors, tu bouges ou on t’y met de force ?
Marianne tenta de prendre une voix menaçante, édulcorée par les pilules sédatives.
— Je voudrais bien voir ça ! Essayez, allez-y !
— Ça suffit, maintenant ! asséna Delbec. S’il le faut, j’appelle un ou deux gardiens et je vous garantis que vous entrerez !
La menace suprême. Appeler les matons du quartier hommes pour se faire prêter main-forte. Marianne cherchait la solution pour échapper au supplice. Elle essaya la douceur.