— Allez, soyez pas vache, surveillante !
— Je ne suis pas vache, j’obéis aux ordres de ma hiérarchie. Vous récoltez ce que vous avez semé. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous…
Marianne avait échoué. Elle se laissa pousser, entendit claquer la lourde porte dans son dos. Vite, les mains sur les oreilles avant que la clef n’épouse la serrure. Encore dix jours à tenir dans cette cage molletonnée. Pas d’affaires personnelles, pas de cigarettes. Même pas de chiottes. Fallait attendre la ronde de la surveillante pour aller pisser un coup. Attendre les heures de repas pour boire un peu d’eau. Pas même une fenêtre. La lumière qui ne s’éteint jamais. Une lumière feutrée. Et aucun bruit qui ne passe les cloisons étanches.
L’horreur absolue. La fameuse torture blanche.
Marianne tournait en rond. Dans sa poche, les cachets remis par l’infirmière. Des anti-douleurs à prendre au repas de ce soir et deux pour demain matin. Elle ne tiendrait jamais dix jours là-dedans. Au-dessus de ses forces. Bien au-delà de ce qu’elle pouvait endurer. Elle mourait d’envie d’une clope. Déjà. Et la promenade, c’était dans presque vingt-quatre heures. Putain ! Mais c’est pas vrai… Ses paupières clignaient sans cesse, mais elle ne trouverait pas le sommeil. Il fallait aider les médicaments à être plus forts que l’angoisse. Coups de pied dans les murs, la porte. Sur le sol. Coups de poing qui résonnaient dans son cerveau endolori. Tout était amorti, étouffé par le revêtement en mousse. Inutile. Sauf que c’était la seule façon de se défouler, d’user les dernières forces pour atteindre le repos. Frapper, crier, hurler. Extraire le trop-plein. Jusqu’à s’effondrer sur la banquette recouverte de la même mousse.
Encore un coup du directeur. Celui-là, un jour, il faudra que je le bute.
Mais la liste s’allonge et jamais je n’aurai le temps de tuer tout le monde.
✩
Deux gendarmes viennent la chercher, là, dans sa chambre qu’elle croyait sanctuaire. Tout juste le temps de s’habiller, on la presse, on entrave ses poignets. Elle a du mal à respirer, son épaule la fait souffrir. Encore un pansement collé sur la plaie, ça peut se remettre à saigner au moindre mouvement. Mais ils s’en fichent, les képis. Ils la traînent dans les couloirs comme un paquet de linge sale encombrant. Dégoûtant, même. Presque trois semaines qu’elle n’a pas marché ainsi, difficile de reprendre le rythme. Et puis les menottes, c’est douloureux, elle n’a pas l’habitude. Elles sont certainement trop serrées. Ils l’ont fait exprès, sûr.
— Où vous m’emmenez ?
— Dans ton nouveau foyer ! répond l’un d’eux avec un sourire cruel.
Ils la haïssent. Logique, elle a tué un des leurs. Blessé grièvement une autre. Faut les comprendre. Rassurant, de comprendre la haine de l’autre… Ils sortent du bâtiment aseptisé, elle ferme les yeux sous les attaques d’un soleil froid. Un fourgon l’attend, ils la jettent dedans. Les portes claquent, le moteur démarre. Marianne a mal au cœur, s’accroche au banc dans les virages. Et cette sirène qui hurle à la mort… Le véhicule stoppe enfin. Les portes s’ouvrent sur l’angoisse.
Maison d’arrêt de L.
Les deux gendarmes se débarrassent du colis à « l’accueil » de la prison. On lui enlève ses bracelets. Deux surveillantes autour d’elle, une troisième en face, derrière une sorte de banque. On lui hurle dessus. « Dépasse pas la ligne ! » Quelle ligne, putain ? Elle baisse les yeux, il y a un trait jaune par terre. Désolée, j’avais pas vu. Il faut leur confier ses affaires, bijoux, portefeuille. Pas grand-chose. Les deux gardiennes la conduisent dans une petite salle nue. Une table, une chaise. Des murs jamais repeints depuis au moins un siècle. Antichambre de la mort ?
— Déshabillez-vous ! Enlevez tout !
Me foutre à poil ? Certainement pas ! Mais, visiblement, le refus les énerve…
— T’es une dure à cuire, toi ! On va t’apprendre les règles de base…
Une se plante devant elle ; on dirait un chien d’attaque, babines retroussées, crocs acérés.
— Je suis madame Cimiez, la gradée de votre bâtiment.
— Écoutez madame Cimiez…
— Vous m’appelez surveillante ! Et vous obéissez ! Sinon, on appelle des renforts et on le fait nous-mêmes, c’est clair ?
Putain, ça part mal ! On va essayer d’éviter le pire.
— Vous pourriez pas fermer la fenêtre, au moins ?
— Allez, à poil ! Va falloir apprendre le respect, ma petite ! T’as buté un vieux, t’as descendu un flic, t’as blessé une femme enceinte… T’es partie pour rester ici un bon bout de temps !
Pas la peine de me le rappeler, j’suis pas sénile ! Marianne se déshabille enfin.
— Tu te penches en avant, tu tousses… Plus fort !
Elle ne peut pas tousser, ça lui fait mal à l’épaule. Mais ça, elles ne veulent même pas l’entendre. Voilà que le pitbull enfile des gants en latex. Mais qu’est-ce qu’elle compte faire ? La vaisselle ? Putain, elle va tout de même pas… Alors là, si elle croit qu’elle va… Le doigt, c’est dans l’œil qu’elle se le met. À peine approche-t-elle la main que Marianne se redresse et lui flanque son coude dans le nez. Le chien méchant s’écroule, le museau éclaté ; l’autre gardienne gueule et quitte la pièce traînant avec elle le pitbull sanguinolent. En fait, les coups c’est toujours efficace. Pas la peine de s’enquiquiner avec la parlotte… Sauf qu’ils reviennent en force. Deux femmes et deux mecs. Marianne a eu le temps de se rhabiller. L’honneur est sauf. Elle recule jusqu’au fond de la pièce, ils s’approchent prudemment. Elle explique ce que l’autre cinglée allait lui faire. Ça n’a même pas l’air de les choquer. Je vais quand même pas rétamer quatre gardiens à peine arrivée ! Y a forcément un moyen de négocier… Mais ils se jettent sur elle, la maîtrisent rapidement.
Ils ont de l’entraînement, les salauds !
— Pour ce qui vient de se passer, tu paieras l’addition plus tard…
— OK, mettez ça sur ma note, surveillante !
— T’as raison, fais la maline ! Tu riras moins dans quelque temps…
L’humour, c’est visiblement pas leur truc ici. Finalement, elle est conduite directement en cellule sans passer par la case visite privée. Certes, plus portée qu’escortée, mais l’important, c’est d’avoir échappé à l’examen impudique de sa personne.
Cellule 26. Ce chiffre-là, elle s’en souviendra toute sa vie. La porte s’ouvre sur une petite pièce où la télé beugle à fond. Deux nanas la dévisagent, les yeux comme des soucoupes. Les gardiens la poussent et referment la porte sans autre formalité. Démerde-toi pour les présentations ! Il y a une jeune Maghrébine, regard de lave, chevelure de feu. Une fille des cités aux allures de chef de bande. L’autre, c’est un peu son clone, avec des lunettes. Marianne est impressionnée. Elle débarque dans leur territoire, avec l’impression de rentrer chez quelqu’un par effraction. Alors, elle reste figée, n’osant même pas avancer.
— T’as un matelas sous le lit. Tu te le prends et tu nous fais pas chier.
Accueil cordial. Très chaleureux.
— J’vais dormir par terre ?
— Tu sais compter ? Y a combien de lits ici ? Deux, non ? Et maintenant, on est trois. Alors, oui, tu vas dormir par terre…
La chef a parlé. Mieux vaut ne pas protester. On reverra le règlement de copropriété plus tard. Marianne a les bras chargés d’une serviette de toilette, d’un savon, d’une brosse à dents. Maigre butin.
— T’as un casier pour tes affaires, ajoute la reine de Saba.