Marianne découvre avec effroi son nouvel univers. Les toilettes et le lavabo ne sont même pas dans une pièce à part. Tout juste une petite cloison et une porte saloon les séparent du reste de la cellule. Pratique, pour l’intimité ! Des casiers, il y en a neuf, tous pris. Tous, sauf un. Elles ont dû être prévenues de mon arrivée. Sympa de m’en laisser un ! Mais ça aussi on en reparlera demain. J’ai pas grand-chose à mettre dedans, d’ailleurs. Encore heureux, elles fument…
— Je m’appelle Marianne…
— Nassira.
— Samia.
— Je peux vous prendre une clope ? J’en ai pas et…
— Tu rêves ! Au prix où ça coûte !
— Je te rembourserai dès que…
— Dès que tu gagneras au loto ?
Elle a de l’humour, en plus. On va bien s’entendre, toutes les deux.
— Dès que j’en aurai, je te la rendrai, assure Marianne d’un ton docile.
La beurette soupire et s’affale sur son lit, celui du dessous.
— Vas-y, prends-en une. Mais c’est la première et la dernière, OK ?
Marianne hoche le menton et se sert. Elle savoure chaque bouffée. Trois semaines d’hosto, pas une cigarette. L’enfer… Elle va au lavabo, se passe de l’eau froide sur le visage. De toute façon, y a pas d’eau chaude. Puis elle installe son matelas contre le mur, sous la fenêtre.
— Pourquoi ils t’ont amenée à quatre ? demande soudain la cheftaine du camp.
— Je les ai énervés… La chef, Cimiez, elle a voulu me mettre un doigt dans le cul…
La deuxième, celle qui ne parle jamais, se met à pouffer.
— Alors, je lui ai pété le nez…
Là, Princesse Orientale dévisage Marianne avec intérêt. L’autre reste bouche bée.
— Toi, tu pars mal ! conclut Nassira en souriant. Direct au mitard !
— Au quoi ?
— Laisse tomber ! Tu vas vite piger !
Marianne passe l’après-midi assise sur le matelas, de la télé plein les oreilles. Juste le son, pas les images. Les deux locataires du loft lui ont bien expliqué : si tu veux regarder, faut participer au prix de la location. Alors, elle fixe la porte, le visage impassible, retranchée dans un monde où personne ne l’atteindra. Repliée sur sa douleur, ses blessures. Et la nuit arrive. Doucement, sans prévenir. Première nuit en taule. Première d’une longue série. Mais ça, elle ne le sait pas encore. Ils vont comprendre que c’était un accident, qu’elle n’a pas voulu tuer.
Dans quelques mois, elle passera cette porte. Sûr. La télé s’arrête enfin, s’ensuivent les ronflements qui n’ont plus rien d’humain. Tant mieux, elle n’aurait pas voulu qu’on l’entende chialer.
✩
Mardi 17 mai
Daniel ouvrit la porte et dévisagea Marianne, recroquevillée sur la banquette en mousse.
— C’est la quille, ma jolie !
Jour de la libération ? Elle avait perdu le fil, sans son précieux réveil.
Elle rassembla ses maigres affaires à la va-vite avec des gestes imprécis, tremblants. Exsangue. Dix jours sans cigarettes, sans drogue. Vingt-trois heures par jour larvée dans ce cocon hideux. Elle n’avait résisté que grâce aux béquilles chimiques, les fameuses pilules colorées du docteur Toqué. Docteur Toqué, oui. Ça ne s’invente pas… Mais ce cachetonnage massif lui avait un peu rongé le cerveau au passage.
Dans le couloir, elle accéléra le pas, pressée de regagner les étages. Elle trébucha dès la première marche. Il fallait remettre tout en fonctionnement, ajouter de l’huile dans les rouages. Daniel l’aida à se relever, elle se dégagea un peu brutalement.
— Eh ! Je voulais juste t’aider !
— Ouais ! Et en profiter pour mettre tes mains partout !
Il partit à rire. Elle aussi. N’importe quoi l’aurait fait rire, de toute façon.
— Tu sais que j’ai plus rien ? Tu aurais pu penser à moi avant de te tirer en congés !
— Tu crois que je pense à toi tout le temps ? Et puis, mitard égale pas de drogue. C’est la règle ! Mais je passerai, cette nuit… À condition qu’on t’emmène à la douche aujourd’hui, bien sûr !
— Va te faire voir !
— Allez, sois pas de mauvais poil, Marianne ! Tu es si jolie quand tu souris !
— Toi, t’as l’air encore plus con quand tu souris !
— Tu sais ce que j’aime bien chez toi ? Ta délicatesse ! Ton exquise féminité ! Et ton langage de parfaite jeune fille de la haute !
— Tant mieux ! Viens pas les mains vides cette nuit, sinon je te ferai regretter tes vacances !
Ils étaient de retour à la surface, Justine arrivait en face d’eux.
— Ravie de te revoir parmi nous, Marianne ! fit-elle.
— Fallait bien que je finisse par remonter ! Vous avez dû vous ennuyer sans moi, pas vrai ?
Devant le chef, elle ne tutoyait jamais Justine. Leurs relations privilégiées devaient rester aussi secrètes que possible. Mais Daniel n’était pas dupe.
— On ne s’ennuie jamais ici, rétorqua la surveillante.
— Pas possible ! Alors là, c’est un scoop ! Moi, ça fait trois piges que je m’emmerde !
Ils arrivèrent devant la cellule 119. Enfin chez soi.
— Au fait, dit Daniel, tu as un parloir demain…
— Très drôle, chef ! J’ai jamais de parloir et tu le sais très bien…
— Je ne plaisante pas. Demain, à quatorze heures.
— Qui ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Je suis pas ton secrétaire particulier. À ce soir, Marianne…
— Si je veux, d’abord…
— Bien sûr que tu voudras ! J’ai plein de cadeaux pour toi, histoire de fêter ton retour à l’étage… Et tâche de te tenir tranquille, évite le cachot pendant au moins une semaine !
Il mima une révérence et se retira en souriant.
Marianne tournait en rond dans la cour. Un parloir, demain à quatorze heures. Mais qui pouvait bien venir la voir, elle ? Ses grands-parents ? Impensable ! Jamais ils ne s’étaient déplacés. Tant mieux, d’ailleurs… Alors, qui ?
Arrête de te poser des questions. C’est une association qui veut te coller un visiteur de prison ! Ou de gentilles bonnes sœurs qui rêvent de te réconcilier avec leur Dieu !
Elle se laissa glisser le long du grillage. Un soleil généreux tentait de la réchauffer. Elle ferma les yeux, profitant de cette offrande inespérée.
Mais Delbec annonça bien vite la fin de la récré.
— Déjà ? bougonna Marianne.
— Ça fait une heure…
Est-ce qu’un jour je pourrai cesser de compter les heures ? Oui. Un jour, je ne compterai plus rien du tout. Ni les heures, ni les clopes.
Avant le retour en cellule, elle fut emmenée à la douche, sursis bien agréable. La prochaine, dans quarante-huit heures. Ici, on n’a pas le droit d’être propre. Si, un jour sur deux.
La clef dans la serrure, le lit avec vue sur rien.
Mais qui vient me voir demain ? Le bruit du TGV repoussa les questions. Paupières fermées, elle tenta de s’accrocher aux wagons. Le train ne passait pas là par hasard. Il venait pour elle, la kidnappait au passage. Son esprit s’envola par-delà les barbelés, insecte léger aimanté par la lumière. Elle avait le don de dissocier son esprit de son corps, de le laisser partir très loin. Parfois trop loin. Les voyages n’étaient pas toujours agréables. Mais au moins, elle voyageait. Dans l’espace ou le temps. Dans l’imaginaire tendre ou la dure réalité. Dans les rêves d’un avenir qu’elle n’avait plus, dans les affres d’un passé qu’elle avait perdu.