L’heure des ombres et du silence.
Marianne croyait entendre les songes des détenues, flottant dans l’espace, piégés par les plafonds bas et épais. Elle attendait l’heure du prédateur. Après quarante jours dans les profondeurs abyssales, cette nuit aurait dû être sereine. Mais il fallait payer le prix des chaînes qu’elle s’était enroulées autour du cou. Pourtant, il faut bien s’enchaîner pour ne pas couler… Ce soir, ce n’était pas ce rendez-vous obscène qui lui retournait l’estomac, mais ce mystérieux rancard. Ce fameux parloir du lendemain. Qui ? Qui pouvait bien s’intéresser encore à elle ? C’était forcément mauvais, négatif. Mieux valait se prémunir, éviter tout espoir.
La clef dans la serrure la tira de ses pensées. Daniel était ponctuel, pile à l’heure pour la moisson. Il déposa l’offrande sur l’autel, il ne s’était pas moqué d’elle. Trois tablettes de chocolat noir, une cartouche de clopes et deux grammes. Plus une seringue toute neuve. Le Pérou. Ou plutôt Katmandou ! Ça se voyait que c’était pas lui qui payait la camelote ! Son misérable émolument ne lui aurait pas permis de s’offrir une passe à ce prix-là !
Marianne se leva enfin, un peu lasse dans ses mouvements. Il l’aurait tellement préférée lascive.
— Merci pour le chocolat, c’est cool…
Elle attendait les instructions comme un automate à qui on a fait ingurgiter une pièce de monnaie. Mais il la dévorait seulement des yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce t’as à me regarder comme ça ?
— Je te trouve jolie, c’est tout…
Elle le vit sourire. Il s’approcha, caressa son visage. Bizarre le gradé, cette nuit.
— Détends-toi, murmura-t-il.
Il en a de bonnes, lui ! C’est le bras que je vais détendre, oui !
Voilà qu’il l’enlaçait, l’attirait contre lui… Qu’il l’étreignait, de plus en plus fort. Elle ferma les yeux. Pas désagréable. C’était même… Tellement longtemps qu’on ne l’avait pas serrée comme ça…
Qu’est-ce qui lui prend ? Il va pas m’embrasser, tout de même ? Ben si. Il l’embrassa.
— Tu m’as manqué, tu sais…
Une déclaration, maintenant ! Elle commençait à avoir de drôles de sensations. Ses muscles se relâchaient, ça devenait dangereux.
— Et moi ? Je t’ai manqué ? susurra-t-il dans le creux de son oreille.
— Ben ouais, j’avais plus de came !
Un glaçon dans le slip ! Enfin, presque… Refroidi, mais pas tout à fait. Ses assauts de tendresse venaient de se briser sur un récif tranchant, il était vexé. Il desserra son étreinte, reprit l’offrande, laissant tout de même le chocolat.
— Qu’est-ce tu fous ? demanda-t-elle soudain très inquiète.
— Je m’en vais.
Marianne vit s’envoler le nécessaire de survie avec une angoisse démesurée.
— Eh ! Qu’est-ce t’as ce soir ?
— Rien… J’ai plus envie, c’est tout.
— Sois pas vache, laisse-moi la came…
— Et puis quoi encore ? murmura-t-il en réajustant son sourire. T’as du fric pour payer ?
— Du fric… ?
— Ouais, du fric ! Non ? Alors t’as rien.
Elle serra les poings. Envie de le frapper tandis qu’il la toisait froidement. Il entrebâilla la porte, jeta un œil dans le couloir.
Putain ! Mais il va vraiment se barrer avec mes clopes et ma poudre ! Elle l’attrapa par le bras, le ramenant de force en arrière.
— Déconne pas !
— Qu’est-ce qui se passe, Marianne ? Tu as besoin de moi ?
— Je comprends rien à ce que tu me joues ce soir ! Qu’est-ce que tu veux à la fin ? Que je te supplie, c’est ça ? Alors là, tu peux toujours rêver !
— Vraiment ? Ça ne m’intéresse pas, mais à mon avis, demain tu marcheras sur les mains si je te le demande !
— Va te faire foutre ! Et sors de chez moi !
— Chez toi ?! C’est toi qui m’empêches de sortir !
— Dégage, j’ai dit !
— Bonne nuit, Marianne…
Il disparut, elle flanqua un coup de pied à la porte. Elle se retenait de crier, marchait à grandes enjambées dans son 9 m². Il va revenir, se ramener dans dix minutes… C’est quoi ce nouveau jeu ? Putain, s’il ne revient pas, je vais mourir !
Elle colla son oreille contre la porte. Silence radio de l’autre côté. Impossible qu’il lui fasse un coup pareil. Tout ça parce qu’elle lui avait dit… quoi au fait ? Mais quelle mouche l’a piqué ? Elle prit son paquet de Camel, plus que trois. Une peur fulgurante lui tordit les entrailles.
S’il ne revient pas, j’ai plus rien à fumer ! Le manque ouvrit ses mâchoires, prêt à la dévorer.
Tu peux résister. Il sera en manque avant toi. C’est lui qui viendra quémander à genoux ! Et là, c’est pas une cartouche qu’il devra m’offrir ! Ni deux doses ! Quand il reviendra, j’aurai de quoi me faire péter la panse ! Tu peux y arriver, Marianne. C’est juste une question de volonté. De rigueur. Une question de maintien.
Elle s’allongea, remonta la couverture sur son corps durci d’effroi. S’enfila une tablette de chocolat.
Je fume une clope maintenant ? Non, je les garde pour demain. Si je tremble, c’est le froid et rien d’autre. Sauf que le froid l’attaquait de l’intérieur. Elle étendit son pull sur la couverture. Si seulement je savais qui vient me voir demain…
Un bruit de pas dans le couloir… Faire semblant de dormir, qu’il ne s’aperçoive pas que je l’attends. La lumière lui arracha les rétines, le judas s’ouvrit. C’était la Marquise qui venait la réveiller, juste pour le plaisir.
Elle va éteindre cette maudite ampoule, oui ou non ? Elle prenait son temps pour être sûre que Marianne avait quitté les bras de Morphée. Enfin, la nuit revint et la trappe se ferma bruyamment. Daniel était bien parti. Heureusement, d’ailleurs. Parce que la Marquise avait fait une ronde supplémentaire. Mais le chef aurait toujours pu se planquer contre le mur ou derrière la cloison des chiottes, de toute façon. C’était arrivé si souvent… L’autre facho n’y aurait vu que du feu. Mais il était parti. Le kit premiers secours aussi.
Si seulement je savais qui vient demain…
✩
Quand Delbec ouvrit la porte, Marianne était engoncée sous la couverture. Les yeux défoncés par les manques en tout genre, celui de sommeil en particulier.
— Bonjour, mademoiselle de Gréville ! Bien dormi ?
— Oui, surveillante.
Pas dormi, en fait. Pas même une seconde. Nuit écarlate. Mais inutile de l’avouer. L’auxi de service posa le plateau sur la table et adressa un clin d’œil à Marianne. C’était une femme à la peau d’ébène, aux rondeurs maternelles rassurantes. Une mama africaine à la démarche chaloupée et à l’étincelante dentition.
Mais Marianne ne pouvait plus lui sourire depuis qu’elle la savait dedans pour avoir excisé des dizaines de petites filles. Vraiment dégueulasse. Elle trouva tout de même la force de lui dire merci. Juste une question de politesse. Ou de solidarité. Elle payait puisqu’elle était là.
— Surveillante ? Le chef m’a dit hier que j’avais un parloir cet après-midi… Vous savez qui c’est ?
— Ah non, aucune idée… Vous verrez bien !
— Vous pouvez pas vous renseigner ?
— Je vais essayer, mademoiselle.
— Merci, surveillante.
Le couple aux hanches généreuses la laissa à son petit-déjeuner. Un bol de chicorée, un morceau de pain et une petite plaquette de beurre. Pas de quoi bien démarrer la journée ! Elle se souvenait avec envie du goût des croissants, des pains au chocolat, des brioches au beurre. De la confiture d’abricots et de l’orange pressée. Du miel crémeux qui se dissout dans le café.