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Tous ces visages inconnus ; perplexes, outragés ou menaçants. Le regard de chacun des jurés. Parfois sans appel, parfois compatissant. Et les familles endeuillées, qui portent le noir comme une propagande, brandissent les larmes comme des armes. Ou pleurent vraiment, elle n’a jamais pu savoir.

Et Marianne, perdue au milieu de tous, seule contre tous.

L’avocat, qui se prend les pieds dans le tapis. Le sourire en coin du procureur qui la taille en pièces. D’une rare intelligence, un QI supérieur à la moyenne, c’est une calculatrice, un monstre violent et sanguinaire, incapable de maîtriser ses instincts bestiaux. Pourtant, elle a eu sa chance, comme tout le monde

Ma chance ? Quelle chance ?

Et ses grands-parents, au comble de l’humiliation, qui exposent tout ce qu’elle leur a fait subir et ce, malgré les sacrifices accordés. Eux, qui n’auront pas même un regard pour elle. Juste là pour défendre l’honneur bafoué des Gréville.

Tout ce temps perdu alors que la sentence est déjà connue. Mais il faut que le mot tombe, tel le couperet sur la gorge de Marianne.

Guillotine verbale qui lui tranche la vie.

Net.

Perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans.

Son cerveau se vide, son corps s’emplit de terreur.

Thomas. … Tu as de la chance d’être mort. Tu échappes ainsi à une autre fin, bien plus violente puisque lente.

Soudain, elle hurle. Ça déchire drôlement le silence du tribunal ; ça doit s’entendre jusque dans la salle des pas perdus. Les gendarmes l’emmènent en vitesse, direction perpétuité. Les cris, ça fait désordre. Abasourdie, elle descend les marches, encadrée par les uniformes, aveuglée par les flashs des charognards qui cherchent à immortaliser la criminelle pour la Une de leurs torchons. Une des rares femmes à avoir pris perpète. Un cas digne d’intérêt. La preuve qu’il y a encore une justice dans ce pays, diront les braves gens.

Après deux longues années de préventive en maison d’arrêt de L., elle sera bientôt transférée dans une centrale pénitentiaire où se purgent les longues peines. Là où on enferme les irrécupérables, les déchets que la société ne sait pas recycler. Deux ans pendant lesquels elle s’est tenue à carreau. Ou presque. Mais ils n’en ont pas tenu compte. Aucune circonstance atténuante, rien que de l’aggravant. Perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de vingt-deux ans incompressibles.

Le fourgon démarre. Elle a encore du mal à réaliser. Ça ne veut pas dire qu’elle sera libre dans vingt-deux ans. Ça veut seulement dire qu’elle ne pourra en aucun cas être libérable avant vingt-deux ans. Mais peut-être ne la laisseront-ils jamais sortir ?

Elle a l’impression de tomber à pic dans un trou noir. Vingt-deux ans de chute. Minimum.

Un gendarme lui offre une cigarette et un Kleenex. Un jeune homme, presque aussi jeune qu’elle. Il a la vie devant lui. Lui.

Un simple Kleenex. Qu’elle inonde de larmes. Elle le gardera longtemps dans sa poche…

… Marianne pleurait. Comme chaque fois qu’elle repensait au procès.

Pourquoi n’ont-ils pas vu que c’était un accident ? Des dérapages incontrôlés. Comment ont-ils pu m’enterrer vivante ? Est-ce qu’ils ont des remords, parfois ? Pensent-ils à moi avant de s’endormir dans leurs lits douillets ? Non, ils m’ont rayée de leur mémoire. Je n’existe plus pour eux. Je n’existe pour personne, d’ailleurs.

Une clef pénétra dans la serrure, elle se redressa d’un bond. Daniel apparut, ombre dans l’ombre. Marianne sécha ses larmes en vitesse. Elle eut envie de lui balancer une vanne, mais se retint. Pas le moment de le faire fuir, comme l’autre soir. Il avait apporté les friandises habituelles. Cinq paquets et deux doses.

Il se posa près d’elle sur le matelas qui plia encore plus sous l’effort. Ils finiraient par passer au travers.

— Paraît que tu t’es sentie mal cet après-midi… ? Je croyais que t’étais pas accro !

— J’ai eu un malaise, c’est tout… Ce doit être la bouffe dégueulasse qu’on nous file ici !

— Ah ouais ? Je savais pas qu’on soignait les malaises gastriques à coups de méthadone ! Tu sais que le toubib, c’est mon pote… Tu peux rien me cacher…

Elle devina son sourire de vainqueur dans l’obscurité.

— T’es content, j’espère ? vociféra-t-elle. C’est ce que tu voulais ?

Elle ouvrit un paquet de Camel, en alluma une.

— Faut payer avant de consommer ! précisa le chef.

— Je payerai quand j’aurai vérifié la marchandise !

Il se mit à rire et la laissa fumer sa cigarette. Il s’allongea, mains sous la nuque, le regard ennuyé par le lit du dessus qui ne servait à personne. Qui pourrait bien partager le territoire d’un prédateur tel que Marianne, de toute façon ?

Elle écrasa son mégot dans la coupelle d’aluminium qui lui servait de cendrier.

— Tu viens ? murmura-t-il. On n’a pas toute la nuit…

— Faut pas rêver ! Pour cinq paquets, t’auras pas grand-chose…

— J’aurai ce que je veux.

Elle s’assit à ses côtés et il se redressa comme s’il craignait qu’elle ne fût au-dessus de lui.

— Tu peux m’expliquer ce qui t’a pris l’autre fois ? demanda-t-elle.

La question le dérangeait, visiblement.

— Je suis pas là pour taper la discute !

— C’est un nouveau jeu, c’est ça ? Encore un truc de tordu ? Tu voulais que je déguste, pas vrai ?

— Ferme-la, Marianne.

Allait-il à nouveau la prendre dans ses bras, la serrer contre lui ? Lui dire qu’elle était jolie ? Elle ressentit un fourmillement bizarre en réalisant qu’elle en avait envie. Elle chassa cette pensée nauséabonde au moment où il se levait pour se poster face à elle. Non, pas d’effusion cette nuit. Rien qu’un troc obscène. Normal qu’il reprenne les vieilles habitudes.

J’ai peut-être blessé sa fierté masculine, la dernière fois. Oui, ça doit être ça. Tant mieux, ça lui fait les pieds à ce minable ! Et puis je ne me plains pas : assise sur le lit, c’est tout de même plus confortable qu’à genoux. Dès qu’il aura eu sa dose, je pourrai prendre la mienne. Et fumer un paquet entier si je veux. Histoire d’effacer le goût.

Pourquoi je les ai tués ?

Lundi 23 mai — 10 h 00

La Marquise jouait avec ses clefs comme une prostituée avec son sac à main.

— Vous voulez ma photo, surveillante ? balança Marianne en se levant.

— Pour m’en servir de cible pour les fléchettes ?

— Si ça peut occuper vos longues soirées solitaires !

— Je ne suis jamais seule !

— Y en a qui ont vraiment faim, faut croire ! Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?

— Le directeur désire te voir, annonça-t-elle avec un sourire émaillé. Tu vas encore en prendre pour ton grade ! Habille-toi décemment et dépêche-toi.

— Je peux pas y aller en petite culotte ? Il apprécierait, peut-être…

— Tu veux le faire vomir ?

— Allons ! Vous craignez la concurrence ? Peur qu’il change de crémerie, pas vrai ?

Marianne s’approcha pour murmurer la suite de sa diatribe.

— Parce que tu dois passer sous le bureau souvent pour pouvoir continuer à sévir dans ce taudis !

— Je pense que le directeur sera ravi que je lui répète tout cela… Ça lui donnera une raison de te descendre quinze jours au cachot !

— J’ai dit quelque chose, moi ?