Elle s’adressa au mur.
— T’as entendu quelque chose, toi ? Je crois que la Marquise entend des voix… Pourtant, y a longtemps qu’elle n’est plus pucelle !
Adrien Sanchez était un homme étrange. Souvent sans relief, sorte de morne plaine humaine ; tapis persan en fibres synthétiques. Mais parfois, il piquait des colères à faire trembler tout le bâtiment. En général, lorsqu’un événement risquait de gêner son avancement ou de lui attirer les foudres du ministère. Marianne en avait conclu qu’il était lunatique et carriériste… Le problème était qu’on ne savait jamais à quoi s’attendre en pénétrant dans son antre. Car le mot bureau ne pouvait convenir à cette pièce où régnait un ordre strict et une constante pénombre entretenue par les stores baissés. Pas de chauffage, même en plein hiver. Obscur et froid, de quoi mettre à l’aise les détenus qui y étaient invités.
Avant de s’éclipser, Solange libéra Marianne qui soutenait le regard du taulier avec une arrogance amusée. Daniel était de la partie, confortablement installé dans un fauteuil, à côté de son supérieur. Mais pour elle, pas de chaise.
— Comment allez-vous ? commença Sanchez.
Marianne écarquilla les yeux. Qu’est-ce qui lui prend à Carpette ? S’inquiète de ma santé, maintenant ?
— Bien monsieur, je vous remercie.
— Parfait…
Il aimait le mot parfait. Il s’en gargarisait sans avarice, comme pour masquer la misère des lieux.
— J’ai souhaité vous rencontrer pour deux choses… La première, c’est que j’ai appris par le médecin que vous aviez fait une crise de manque en fin de semaine dernière. Auprès de qui vous procurez-vous cette drogue, mademoiselle ?
Elle avala sa salive, jeta un œil à Daniel, aussi impassible que les meubles qui l’entouraient. Il savait qu’il ne craignait rien, visiblement.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez…
— Je m’en doutais ! Mais ça ne m’intéresse guère de connaître votre fournisseur… Dans toutes les prisons, la drogue circule et jamais on n’arrivera à éradiquer ce problème. Non, l’important est que vous cessiez d’en consommer. Et j’ai pensé à une solution…
— Je parie que c’est quarante jours de cachot !
— Eh bien non, mademoiselle. Ce n’est pas le remède approprié… Depuis votre arrivée, vous avez passé autant de jours en quartier disciplinaire qu’en cellule et apparemment, cela n’a rien changé…
Tiens ? Un éclair de lucidité ?
— Je pense qu’on doit trouver une autre manière, reprit-il. C’est la deuxième chose dont je voulais vous entretenir… En fait, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer…
Marianne aurait bien aimé s’asseoir, pour être sûre de ne pas tomber à l’énoncé de cette bonne nouvelle. Parce qu’ils n’avaient certainement pas la même définition du mot bonne.
— Je suis libérée ?! lança-t-elle pour cacher son inquiétude.
— Arrêtez vos bêtises ! grommela Daniel.
— Donc, j’ai étudié votre cas avec attention et… Je dois avouer que vous êtes un élément difficile, mais ça, ce n’est pas une nouveauté ! Cependant… J’essaie toujours d’offrir une chance à chacun de mes détenus. Et, après en avoir parlé avec les surveillantes et leur chef, j’ai décidé de vous accorder cette chance.
Mais de quelle chance parlait-il ? Allait-il se décider à cracher le morceau ou devait-elle le tabasser ?
— J’ai pris la décision de lever les mesures d’isolement qui vous sont appliquées. Désormais, vous descendrez en promenade avec les autres détenues, vous aurez accès aux différentes activités, vous pourrez même travailler si vous le désirez.
Elle faillit tomber mais se retint au mur ; d’un geste tout à fait naturel qui passa inaperçu. Oui, c’était une bonne nouvelle. Mais elle avait appris à ne pas se réjouir trop vite. Tout a un prix. Forcément.
— Cela signifie aussi que je lève les mesures spéciales… plus de menottes… le même traitement que pour tout le monde.
Marianne ressentait une joie enfantine mâtinée de crainte. Mais elle ne laissa pas transpirer la moindre émotion sur son visage.
La joie… Ne plus être une pestiférée, parler à quelqu’un d’autre qu’une gardienne. Ne plus être enchaînée comme un animal, épiée comme le lait sur le feu.
La crainte… Affronter les autres, se re-sociabiliser, supporter le contact. En était-elle seulement capable après ces longs mois de solitude ? La cour pour elle toute seule, ça avait du bon. Et puis, elle perdait un peu de son statut. Très nulle comme pensée, ça !
— Cela vous convient-il ? interrogea Sanchez, visiblement déçu par son visage glacé.
— Comme vous voudrez, monsieur.
— Parfait… Bien sûr, vous réalisez les risques que j’encours en vous faisant cette faveur ? Vu votre passif, vous accorder une telle confiance est vraiment la preuve que nous tenons à vous aider à cesser vos dérives. J’espère donc que vous ne nous décevrez pas. Sinon…
— Il y a une contrepartie, pas vrai ?
Daniel ne put contenir un sourire en coin. Il reconnaissait bien là Marianne.
— Une contrepartie ? répéta le directeur.
Rien qu’à sa tête, Marianne devina qu’elle avait touché juste.
— Vous me faites ce cadeau, certes, mais je dois donner quelque chose en échange, pas vrai ?
Le directeur la toisa de travers. Pourquoi, elle qui s’exprimait si bien, alourdissait-elle ses phrases d’un pas vrai ? tellement vulgaire à son goût.
— Aucune ! prétendit-il avec un certain malaise. Vous aurez le même traitement que les autres et… Les autres n’ont pas une cellule pour elles toutes seules.
Daniel ouvrit la porte de la 119. Il s’attarda, debout contre le métal froid. Attendant ses réactions. Il avait toujours aimé la voir s’énerver.
Elle était si jolie, alors…
— Je la tuerai !
— Arrête, Marianne.
— Qu’est-ce qui se passe ? Vous n’avez plus de cellule de libre ?
— Non. Il veut te donner une chance. Il pense que tu cesseras de nous emmerder si on te laisse du mou…
— Du mou ? C’est ce que je vais faire avec elle ! Du mou pour le chat !
Il se mit à rire ce qui finit d’excéder la jeune femme.
— Y sait pas que j’ai déjà dégommé une détenue ? Faudrait peut-être le lui rappeler !
— Cesse de jouer les terreurs ! Réfléchis un peu, je sais que tu en es capable !
— Comment on va faire pour les clopes et tout le reste ? Hein ? T’as pensé à ça ?
— On avisera ! Je sais bien que tu ne peux pas te passer de moi, ma douce Marianne !
— J’aurais pu te balancer pour la came !
— Et perdre ton fournisseur ?! Ne dis pas n’importe quoi !
Il avait raison, ça la faisait enrager. Elle flanqua un grand coup de pied à son matelas.
— Putain de taule !
Il continuait de sourire, ça l’expulsa carrément hors de ses gonds.
— Ça t’amuse de me voir m’énerver, pas vrai ? Pauvre con !
Elle tremblait, il prépara sa retraite en reculant d’un pas.
— Je voudrais bien voir ta tête, quand je raconterai tout ça à ce crétin de Sanchez !
— Hou ! J’ai une sacrée frousse, là !
— Tu riras moins le jour où ça arrivera ! Parce que ça chauffera pour ton matricule !
— En attendant, va falloir partager ton espace, ma belle.
— Je partagerai rien du tout ! Au bout de deux jours, elle demandera à changer de cellule !
— Et c’est toi qui morfleras. T’as envie de moisir au cachot ? Allez, profite bien de ta dernière nuit en solitaire !