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Marianne serra les poings ; elle aurait voulu tenir un rôle dans cette scène qui lui en rappelait étrangement une autre. Je leur aurais mis une de ces branlées, à ces salopards !

— Je leur ai dit de se calmer, reprit Justine. Mais il y en a un qui m’a attrapée par le bras. J’étais morte de peur, j’ai crié… Et là, un homme s’est levé, quelques rangs devant…

Marianne devint livide.

— Il est intervenu ? demanda-t-elle d’une voix étrange.

— Oui… Il s’est interposé, leur a demandé de me laisser tranquille. J’ai profité de la diversion pour me barrer. Avant de quitter le compartiment, je me suis retournée, j’ai vu que les trois jeunes l’empoignaient par le col… Je suis passée dans le wagon d’à côté, j’ai couru jusqu’au suivant. Et le suivant encore. Jusqu’à ce que le train s’arrête enfin. Je suis descendue… Et… Et j’ai quitté la gare, j’ai pris un taxi…

Justine cessa de parler. Marianne regardait ses pieds.

— J’ai jamais su ce qui était arrivé à cet homme, confessa la gardienne. Tu peux pas savoir comme j’ai culpabilisé… J’ai rien fait pour l’aider. J’étais complètement paniquée, j’ai filé le plus loin possible sans réfléchir… Les jours d’après, j’ai épluché les journaux, tous les faits divers. J’avais tellement peur de lire qu’il était mort… Je me souviens bien de lui, de son visage. Chaque détail. Son costume, sa cravate…

— S’il était mort, tu l’aurais su…

— Mais il a dû morfler, tu sais. Il a fait ça pour moi, il m’a sauvée… Et moi, je n’ai jamais pu le remercier.

— Je comprends… Mais l’important, c’est que toi, tu t’en sois tirée… Quoi qu’ils aient pu faire à ce mec, c’est rien à côté de ce qu’ils auraient pu te faire, à toi. Et puis, il a certainement bien compris pourquoi tu t’étais enfuie de la sorte… Tu as repris le train, après ça ?

— Jamais. J’ai jamais pu. Si tu savais comme j’ai eu peur… C’est étrange parce qu’en fait, ils ne m’ont pas touchée, mais…

— Mais c’est comme si… tu as ressenti les choses comme si elles se passaient vraiment. La douleur n’est pas la même, mais la peur, si… La preuve, t’as jamais pu remonter dans un train… Comme quoi, y a encore des types bien sur cette planète !

— Ouais, y en a ! dit Justine en souriant. Bon, faut que j’y aille…

Marianne ne protesta pas. Justine avait déjà donné beaucoup en lui accordant quelques minutes de son temps. En se confessant de la sorte. Même si elle venait sans le savoir de lui retourner les tripes.

— Et… c’était quoi le titre du bouquin ? demanda-t-elle encore. Celui que tu lisais dans le train ?

— Drôle de question ! Ça s’appelait L’Église Verte. Je risque pas de l’oublier !

Marianne ferma les yeux.

— Ça va pas ? demanda Justine. T’as l’air… bizarre. Il t’est arrivé la même chose ?

— Non, je t’assure.

— Tu sais, Marianne, j’ai raconté ça à peu de gens et…

— Et je garderai le secret, même sous la torture !

— Merci… Mais ne t’inquiète pas, ici on ne torture personne. C’est la taule qui s’en charge.

Samedi 7 mai — Maison d’arrêt de S. — Quartier disciplinaire

Trente jours. Dans ce trou infâme, pestilentiel.

Sept cent vingt heures de solitude.

Quarante-trois mille deux cents minutes d’une lente déchéance. Sans grande différence entre le jour et la nuit.

Deux millions cinq cent quatre-vingt-douze mille secondes de désespoir. Sans le moindre sourire.

Marianne était devenue fortiche en calcul mental. Faut bien occuper le temps qui semble s’être coincé, qui prend un malin plaisir à s’éterniser. Qui s’égrène le long des murs sombres et moisis. S’accroche à tous les barreaux, emprunte les chemins les plus tortueux pour passer. Le sablier doit être obstrué, pas possible que ce soit si long.

Marianne abandonna son roman sur la couverture. Des Souris et des Hommes, une révélation. Une autre dimension. Les seuls bons moments de ces trente derniers jours. Les plus belles larmes. Mais elle l’avait déjà lu trois fois, le connaissait presque par cœur. Quant au deuxième roman emporté, il était aussi insipide que l’ennui. Et puis, Daniel lui avait fait un coup tordu. Parti en vacances avec femme et enfants, sans ravitailler sa petite protégée. Délibérément. Ça aussi, ça faisait partie du contrat.

À chaque peine de cachot, il oubliait de venir la voir. Si t’es pas sage, t’as pas tes friandises.

Rien à foutre du contrat ! Tu perds rien pour attendre. Je vais m’aiguiser les dents contre les barreaux ! Quand tu reviens, je te la taille en silex !

Il lui restait un fixe. Un seul. Elle était en manque depuis plusieurs jours. Pas encore celui qui essore le corps comme une serpillière. Juste une angoisse diffuse, de plus en plus sournoise. L’aspirine et la codéine avaient permis de faire face. Ses prises de guerre à l’infirmerie, ses fausses migraines récurrentes. Mais, depuis ce matin, panne sèche. Et l’infirmière refuserait sans doute de lui filer quoi que ce soit avant plusieurs jours. Pas si débile que ça, la blouse blanche !

Un fixe et un seul. Pour tenir une semaine. Le chef rentrait dans sept jours.

Il ne faut pas le prendre aujourd’hui. Mieux vaut attendre que ça devienne insupportable. Insupportable ? Sept cent vingt heures. Dans ce cloaque immonde. Qu’est-ce qui pourrait bien être plus insupportable ?

Marianne, assise sur son matelas crevé, pensa soudain aux années qui s’ouvraient devant elle tel un cosmos sans fin. Vertige incontrôlable. Chute du haut d’une falaise, dans un précipice sans fond, sans lumière. Elle se leva d’un bond, le souffle cassé. Comme cela arrivait souvent.

Une issue, vite. Une sortie de secours avant que la folie ne tape au carreau. Se pendre ? Elle y avait pensé, maintes et maintes fois. Se suicider en taule, c’est pas bien compliqué. Un jeu d’enfant. Alors, qu’est-ce qui la retenait ici ? Pas de réponse.

Même pas le courage d’en finir ? La vérité, c’est qu’il y avait toujours ce stupide espoir qui s’amusait à refaire surface au moment clef. Instinct de survie ? Survie à la place de vie. Survie, c’était bien là le mot, bien là le drame.

S’évader ? Bien sûr, elle y pensait aussi. Sauf que l’évasion, c’est un peu plus compliqué que le suicide. Mais ça revient à peu près au même. Ils ne supportent pas qu’on tente sa chance, qu’on défie le système. Quand le gibier arrive à franchir les barbelés, la traque est ouverte, sans pitié, sans merci. Et le retour au bercail, c’est descente aux enfers assurée. Billet première classe pour un effroyable voyage. Mais n’était-ce pas déjà effroyable ? Quelques coups en plus, quelques brimades supplémentaires, quelques tortures même, qu’est-ce que ça change ?

Pourquoi ne pas tenter sa chance, alors ? Mieux vaut être tuée en ayant essayé que de mourir lentement ici… Mais comment ? Prendre une gardienne en otage ? Ils n’ouvriraient même pas les portes. Ils enverraient un négociateur je t’embrouille, je te fatigue pendant des heures.

Faire le mur ? Alors là, impossible sans complice. Pas de complice. Personne. Même pas un parloir de temps en temps. Aucun depuis qu’elle était dedans.

Oubliée du dehors, Marianne. Enterrée vivante. Effacée de la société. Gommée à jamais. Déjà morte. Peine capitale à petit feu.

Finalement, le fixe, c’était mieux de se l’injecter maintenant. Avant que la tête n’implose par manque d’espoir. Ne pas y rajouter le manque de dope. Advienne que pourra.