Miles se représenta mentalement la carte. Il la voyait très bien.
— Les zones bleues étaient marquées Z. G. La signification de ces initiales n’était pas indiquée. Ni dans la légende ni ailleurs.
— Dans ce cas, j’en déduis que vous avez omis de lire votre manuel.
Miles s’était plongé dans une foule de manuels depuis son arrivée. Utilisation du matériel météo, description technique du matériel…
— Lequel, mon général ?
— Les règlements de la base Lazkowski.
Miles essaya frénétiquement de se rappeler s’il avait vu une disquette là-dessus.
— Je… je pense que le lieutenant Ahn m’en a peut-être donné une copie… avant-hier soir.
En fait, Ahn avait laissé choir un plein carton de disquettes sur le lit de Miles dans le cantonnement des officiers. Il était en train de commencer ses préparatifs en vue de son départ, avait-il dit, et il léguait sa bibliothèque à Miles. Ce dernier avait lu deux disques météo avant de s’endormir ce soir-là. Ahn, de toute évidence, était retourné dans sa chambre pour une petite célébration préliminaire. Le lendemain matin, Miles s’était embarqué à bord du scat-cat…
— Et vous n’en avez pas encore pris connaissance ?
— Non, mon général.
— Et pourquoi ?
J’ai été victime d’un coup monté ! gémit intérieurement Miles. Il sentait la curiosité du secrétaire de Metzov, debout près de la porte derrière lui. Présence qui rendait la semonce publique. S’il avait lu ce satané manuel, est-ce que ces deux salopards du garage auraient pu lui jouer ce tour ? Quoi qu’il en soit, c’est lui qui allait recevoir un savon.
— Pas d’excuse, mon général.
— Eh bien, enseigne, au chapitre III des règlements de la base Lazkowski, vous trouverez une description complète de toutes les zones de permafrost ainsi que les méthodes pour les éviter. Jetez-y donc un coup d’œil si vous avez deux minutes… quand vous aurez bu votre thé.
— Oui, mon général.
Le visage de Miles s’était figé. Le général avait le droit de l’écorcher vif avec un couteau-vibreur s’il en avait envie… mais en privé. L’autorité que donnait à Miles son uniforme contrebalançait tout juste les difformités qui faisaient de lui la cible des préjugés génétiques qui avaient cours à Barrayar. Une humiliation publique, qui sapait cette autorité devant des hommes qu’il devait commander, s’apparentait à un acte de sabotage. Intentionnel, ou inconscient ?
Le général commençait seulement à se mettre en train.
— Que l’armée puisse encore loger le surplus de petits seigneurs vors du Q. G. impérial, c’est son affaire. Ici, dans le monde réel où il faudra se battre, nous n’avons pas besoin de parasites. Moi, j’ai gagné mes galons sur les champs de bataille. J’ai vu des victimes lors des prétentions au trône de Vordarian avant que vous soyez né.
Et moi, j’ai été une victime de la revendication du pouvoir vordarian avant ma naissance, songea Miles dont l’irritation grandissait. Le gaz qui avait failli tuer sa mère enceinte et fait de Miles ce qu’il était, la soltoxine, était un poison cent pour cent militaire.
— … et j’ai combattu la révolte de Komarr. Vous, les blancs-becs, n’avez aucune idée de ce qu’est le combat. Ces longues périodes de paix ininterrompue affaiblissent l’armée. Si elles se prolongent encore, il ne restera plus un homme qui soit doté d’une expérience réelle en situation de crise.
Miles se mit à loucher légèrement sous l’effet de l’énervement. Sa Majesté impériale devrait-Elle donc fournir une guerre tous les cinq ans, afin de favoriser la carrière de ses officiers ? Il tiqua sur le concept d’« expérience réelle ». Ne venait-il pas de découvrir le premier indice expliquant pourquoi cet officier superbe d’allure avait échoué sur l’île Kyril ?
Metzov, qui s’échauffait tout seul, continua sur sa lancée :
— Dans une situation de vrai combat, l’équipement constitue la clé de voûte. Cela peut faire la différence entre la victoire et la défaite. Celui qui perd son matériel perd du même coup son efficacité en tant que soldat. Dans une guerre technologique, un homme désarmé n’a pas plus d’utilité qu’une femme. Et c’est votre cas !
Amer, Miles se demanda si le général jugerait une femme armée aussi valable qu’un homme… Non, probablement pas. Pas un Barrayaran de sa génération.
Au grand soulagement de Miles, Metzov redescendit de ses sphères philosophiques pour passer aux questions pratiques.
— La punition habituelle pour qui embourbe un scat-cat est qu’il le dégage lui-même. À mains nues. En l’occurrence, l’entreprise n’est pas faisable. La profondeur à laquelle vous avez immergé le vôtre est un nouveau record dans ce camp. Néanmoins, vous vous présenterez à 14 heures au lieutenant Bonn qui dirige la section du génie et vous vous mettrez à sa disposition.
Ma foi, il ne l’avait pas volé. Et, au fond, l’expérience pouvait être instructive. Miles pria pour que l’entretien s’achève. Allait-il enfin pouvoir disposer ? Mais le général, paupières plissées, réfléchissait.
— Pour les dommages que vous avez causés à la station météo, reprit-il en se redressant dans une attitude plus autoritaire, vous superviserez pendant une semaine les corvées d’entretien de la base. À raison de quatre heures par jour. Et ce, en plus de vos autres obligations. Présentez-vous au sergent Neuve, à la section de maintenance, à 5 heures du matin tous les jours.
Dans le dos de Miles, le caporal poussa un soupir étouffé. Réaction que Miles fut incapable d’interpréter. Moquerie ? Horreur ?
Mais… c’était injuste ! Et il allait gaspiller une précieuse partie du temps qui lui restait pour soutirer à Ahn son expérience technique…
— Les dommages que j’ai causés à la station météo n’étaient pas un accident stupide comme le scat-cat, mon général ! C’était une question de survie.
Le général Metzov le considéra d’un regard glacial.
— Ce sera six heures de corvée par jour, enseigne Vorkosigan.
— Notre entrevue vous aurait-elle plu davantage si je m’étais laissé transformer en glaçon, mon général ? siffla Miles entre ses dents serrées.
Un silence de mort s’abattit dans la pièce.
— Vous pouvez disposer, enseigne, dit finalement le général Metzov d’une voix de fausset.
Ses yeux étaient des fentes étincelantes.
Miles claqua les talons et s’éloigna à grands pas, aussi raide qu’une baguette de fusil des temps antiques. Ou qu’une planche. Ou qu’un cadavre. Le sang battait dans ses oreilles ; son menton s’était redressé d’un mouvement brusque. Il passa devant le caporal figé au garde-à-vous, tel un mannequin de cire. Franchit la première porte, la seconde. Et se retrouva dans le couloir du rez-de-chaussée du bâtiment de l’administration.
Miles se maudit d’abord en silence, puis à voix haute. Il devait changer d’attitude envers les officiers supérieurs. C’était sa satanée éducation qui était le fond du problème. Il avait passé trop d’années à côtoyer à Vorkosigan House des foules de généraux, d’amiraux et d’officiers d’état-major à toute heure du jour et de la nuit. Il était resté trop longtemps assis, tranquille comme une souris, s’efforçant d’être invisible, à écouter leurs empoignades à propos de tout et de n’importe quoi. Il les voyait comme ils se voyaient eux-mêmes, peut-être. Or, un enseigne devait considérer son commandant comme un dieu, pas comme son… subordonné. Au reste, les enseignes de fraîche date étaient censés appartenir à une espèce inférieure.
Et pourtant… Qu’avait donc ce Metzov de spécial ? Miles en avait connu d’autres dans son genre, de diverses couleurs politiques. Bon nombre étaient des soldats allègres et efficaces, pour autant qu’ils ne s’occupaient pas de politique. En tant que parti, les conservateurs avaient été éclipsés depuis la chute sanglante de la cabale d’officiers responsables de la désastreuse invasion d’Escobar, plus de vingt ans auparavant. Mais le danger d’une révolution venant de l’extrême droite, une soi-disant junte réunie pour sauver l’empereur de son propre gouvernement, demeurait très réel dans l’esprit du père de Miles.