Alors, était-ce quelque délicate odeur politique émanant de Metzov qui lui avait hérissé le poil ? Sûrement pas. Un homme doué d’une réelle subtilité politique chercherait à utiliser Miles, il ne s’acharnerait pas à le détruire. Ou es-tu furax simplement parce qu’il t’a collé sur le dos une corvée humiliante ? Pas besoin d’être un extrémiste sur le plan politique pour trouver une certaine joie sadique à coincer un représentant de la classe vor. Peut-être que Metzov avait été lui-même maltraité dans le passé par quelque arrogant seigneur vor. Politiques, sociales, génétiques. Les éventualités étaient infinies.
Miles secoua ce qui lui bourdonnait dans la tête et s’en alla clopin-clopant échanger son uniforme contre son treillis noir puis repérer la section génie de la base. Pas moyen d’y remédier maintenant, il avait sombré plus profondément que son scat-cat. Il ne lui restait plus qu’à éviter Metzov autant que possible au cours des six mois à venir. Ahn y réussissait à merveille, Miles ne doutait pas de se débrouiller aussi bien.
Le lieutenant Bonn, la trentaine à peine, était un homme fluet au visage anguleux, à la peau olivâtre ponctuée de petits trous, rougie par le climat, aux yeux marron et à l’expression sardonique. Pour l’heure, il se disposait à effectuer des sondages, afin de repérer le scat-cat.
Bonn et Miles pataugeaient dans le marécage sous les yeux de deux techs en salopette noire calorifugée, perchés sur leur puissante aérogrue, prudemment installée au sommet d’un affleurement rocheux voisin. Le soleil était pâle, le vent continuel chargé d’une froide humidité.
— Essayez par ici, mon lieutenant, suggéra Miles qui s’efforçait d’estimer angles et distances dans un endroit qu’il n’avait vu qu’au crépuscule. Je pense que vous devrez enfoncer d’au moins deux mètres.
Le lieutenant Bonn lui jeta un coup d’œil maussade, leva sa longue sonde métallique et l’enfonça dans le marais, où elle s’immobilisa presque aussitôt. Miles fronça les sourcils, déconcerté. Il était impossible que le scat-cat fût remonté vers la surface…
Bonn, pas troublé pour deux sous, pesa de tout son poids sur la sonde et la fit tourner. Elle recommença à s’enfoncer en grinçant.
— Vous étiez tombé sur quoi ? questionna Miles.
— De la glace, grommela Bonn. Environ trois centimètres d’épaisseur pour le moment. Nous sommes sur une couche de glace, au-dessous de cette saloperie de bouillasse, exactement comme sur un lac gelé, à part que c’est de la vase.
Miles tapa du pied pour se rendre compte. Humide, mais solide. Pratiquement dans le même état que lorsqu’il avait campé dessus.
Bonn, qui l’observait, ajouta :
— En fonction des conditions atmosphériques, l’épaisseur de la glace varie de quelques centimètres à toute la hauteur du dépôt de boue. En plein hiver, vous pourriez poser une navette-cargo sur cette fondrière. Quand arrive l’été, la couche devient plus mince. En quelques heures, si la température s’y prête, elle se dégèle et passe d’un état apparemment solide à l’état liquide et elle regèle aussi vite.
— J’en ai fait l’expérience.
— Appuyez, ordonna laconiquement Bonn.
Miles saisit la perche et aida le lieutenant à l’enfoncer. Il sentit crisser la couche de glace quand la sonde la traversa. En supposant que la température ait chuté d’un chouia de plus, la nuit où il s’était embourbé, et que la vase ait regelé, aurait-il été capable de se forcer un passage à travers ce tampon glacé ? Il frissonna et remonta à moitié la fermeture de sa parka, par-dessus son treillis noir.
— Froid ? dit Bonn.
— Je réfléchissais.
— Bien. Prenez-en l’habitude.
Bonn toucha une manette et la sonde acoustique au bout de la perche émit des bips-bips à une fréquence qui faisait grincer des dents. L’écran montra une masse brillante en forme de pendeloque à quelques mètres de là.
— Le voilà.
Bonn lut les chiffres sur l’écran.
— Pour être au fond, il est au fond, hein ? Je vous ordonnerais bien de le dégager à la petite cuillère, enseigne, mais l’hiver serait sans doute là avant que vous ayez fini.
Il soupira et dévisagea Miles de son haut, comme s’il imaginait la scène.
Miles pouvait l’imaginer aussi.
— Oui, mon lieutenant, dit-il avec circonspection.
Ils extirpèrent la sonde. La boue froide en rendait la surface glissante sous leurs mains gantées. Bonn planta des repères et agita le bras en direction des techniciens.
— Au boulot, les gars !
Ils agitèrent les bras en retour et grimpèrent dans la cabine de l’aérogrue. Bonn et Miles s’écartèrent vivement de son chemin.
L’aérogrue s’éleva en sifflant dans les airs et prit position au-dessus de la fondrière. Son puissant faisceau tracteur s’enfonça. Dans un fracas de tonnerre, vase, débris de plantes et glace jaillirent en tous sens. En deux minutes, le faisceau avait foré un cratère suintant, au fond duquel une perle scintillait. Les parois de l’excavation commencèrent à s’ébouler aussitôt, mais le grutier inversa son faisceau et le scat-cat s’éleva, se libérant de sa matrice dans un bruit de succion. L’abri-bulle pendouillait au bout de sa chaîne. L’aérogrue déposa délicatement son fardeau dans la zone rocheuse et atterrit à côté.
Bonn et Miles s’avancèrent pour examiner les restes détrempés.
— Vous n’étiez pas dans cet abri-bulle, hein, enseigne ? dit Bonn en tâtant l’objet du bout du pied.
— Si, mon lieutenant. J’attendais le jour. Je… je me suis endormi.
— Mais vous en êtes sorti avant qu’il s’enfonce.
— Eh bien, non ! Quand je me suis réveillé, il avait complètement coulé.
Bonn haussa les sourcils.
— Jusqu’à quelle profondeur ?
Du plat de la main, Miles indiqua son menton. Bonn eut l’air saisi.
— Comment vous êtes-vous dégagé ?
— Non sans mal. Et grâce à l’adrénaline, je pense. J’ai glissé hors de mes boots et de mon pantalon. À propos, mon lieutenant, puis-je prendre une minute pour chercher mes groles ?
Bonn fit un signe de la main et Miles se dirigea à grand-peine vers la fondrière, contournant le cercle de fange rejetée par le faisceau tracteur et se tenant à distance respectueuse du cratère maintenant rempli d’eau. Il repéra un boot couvert de boue, mais pas l’autre. Devait-il le garder en prévision du jour où on l’amputerait d’une jambe ? Bah ! ce ne serait probablement pas le bon pied ! Il soupira et remonta jusqu’à Bonn.
Le lieutenant fronça les sourcils à la vue du soulier abîmé.
— Vous auriez pu y laisser votre peau.
— J’avais le choix : mourir asphyxié dans l’abri-bulle, prisonnier de la fondrière ou gelé en attendant les secours.
Bonn lui adressa un regard perçant.
Il s’éloigna nonchalamment de l’abri dégonflé, comme s’il cherchait à avoir une plus vaste vue d’ensemble. Miles suivit. Quand ils furent hors de portée de voix des techs, Bonn s’arrêta et sonda du regard la fondrière. Sur le ton de la conversation, il remarqua :
— J’ai appris – officieusement – qu’un certain Pattas, un tech préposé à la section garage, s’était vanté auprès d’un de ses copains de vous avoir joué ce tour. Il a ajouté que vous étiez trop bête pour vous rendre compte qu’on vous avait mené en bateau. Il aurait pu se mordre les doigts de cette vantardise si vous aviez perdu la vie.