L’eau glacée trempa les genoux de son treillis noir, le paralysant, s’insinua dans un de ses gants – il eut l’impression qu’une lame de couteau se posait sur son poignet.
Miles songea à Olney et à Pattas. Ces derniers jours, des relations de travail décontractées et relativement efficaces s’étaient établies entre eux. Miles ne nourrissait pas d’illusions – il le devait à la crainte de Dieu qu’avait inculquée à ces deux gus le bon ange de Miles, le lieutenant Bonn. Comment Bonn avait-il acquis cette autorité discrète ? Il devait trouver la recette. Bonn connaissait bien son métier, pour commencer, mais quoi d’autre ?
Miles rampa jusqu’au-delà du coude, braqua sa lampe sur le bouchon et se rejeta en arrière en jurant. Il s’immobilisa un instant pour reprendre son souffle et ressortit à reculons.
Il se mit debout au fond du fossé, redressant l’une après l’autre ses vertèbres qui craquaient. Le caporal Olney passa la tête par-dessus le garde-fou.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, enseigne ?
Miles, encore haletant, lui décocha un sourire.
— Une paire de boots.
— C’est tout !
— Et leur propriétaire.
4
Miles appela par radio le major de la base, réclamant d’urgence sa présence, une trousse de médecine légale, un sac pour cadavre et une ambulance. Il barra ensuite avec son équipe l’autre extrémité du ponceau à l’aide d’une pancarte de plastique empruntée d’autorité au terrain d’exercice voisin. Trempé et glacé jusqu’aux os, il retourna dans le ponceau attacher une corde aux chevilles anonymes enfermées dans leurs boots. Quand il ressortit, le major et son infirmier étaient arrivés.
Le major, un homme massif à la calvitie naissante, jeta un coup d’œil dubitatif à l’intérieur du ponceau.
— Qu’est-ce que vous avez pu voir là-dedans, enseigne ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— De ce côté-ci, je ne vois rien que des jambes, expliqua Miles. Il s’est coincé pour de bon. La boue du conduit lui a passé par-dessus, je pense. Il faudra voir ce qui va ressortir avec lui.
Le major gratta son crâne parsemé de taches de rousseur.
— Qu’est-ce qu’il fichait là-dedans, ce type ?
Miles écarta les bras dans un geste d’ignorance.
— Drôle de manière de se suicider. Lent et hasardeux si on a opté pour la noyade.
Le major eut un haussement de sourcils approbateur. Miles et lui durent prêter main-forte à Olney, à Pattas et à l’infirmier pour tirer sur la corde ; la forme raidie commença à bouger en éraflant les parois.
— Il est collé, commenta l’infirmier en grommelant.
Le corps finit par jaillir à l’extérieur dans un bouillonnement d’eau sale. Pattas et Olney restèrent à regarder de loin ; Miles se pressa contre l’épaule du major. Le cadavre, vêtu d’un treillis noir détrempé, était cireux et bleu. Les insignes de son col et le contenu de ses poches établirent qu’il s’agissait d’un simple soldat appartenant à la section des approvisionnements. Son corps ne portait aucune blessure apparente, en dehors de meurtrissures aux épaules et d’éraflures aux mains.
Le major enregistra sur son magnétophone les premières constatations négatives. Pas d’os cassés, pas de phlyctènes provoquées par un brise-nerfs. Hypothèse préliminaire : mort par noyade ou hypothermie, ou les deux, au cours des douze heures écoulées. Il arrêta son magnétophone et ajouta par-dessus son épaule :
— Je pourrai donner mes conclusions définitives quand nous l’aurons ramené à l’infirmerie.
— Est-ce que ce genre de chose se produit souvent, ici ? demanda Miles d’une voix égale.
Le major lui jeta un coup d’œil acerbe.
— Chaque année, je fais l’autopsie de quelques idiots. Rien d’étonnant quand on rassemble sur une île cinq mille gosses entre dix-huit et vingt ans et qu’on leur dit de jouer à la guerre. J’avoue que celui-ci paraît avoir découvert une méthode tout à fait inédite de se transformer en macchabée. On en apprend tous les jours.
— D’après vous, c’est donc un suicide ?
À la vérité, ce serait coton de tuer un homme puis de le fourrer là-dedans.
Le major se dirigea vers le ponceau, s’accroupit et plongea le regard à l’intérieur.
— On dirait. Voudriez-vous examiner encore une fois le conduit, enseigne, juste au cas où ?
— À vos ordres, major.
Miles espéra que cette expédition serait la dernière. Il n’aurait jamais cru que le nettoyage des canalisations se révélerait aussi… mouvementé. Il se faufila sous la route jusqu’à la pancarte qui laissait filtrer un peu d’eau, inspectant centimètre par centimètre, mais ne trouva que la torche du mort. Ah ! Le soldat était donc entré là dans un but précis. Lequel ? Pourquoi aller se fourrer en pleine nuit dans un ponceau au beau milieu d’une violente chute de pluie ? Miles ressortit et donna la lampe au major.
Il aida ce dernier et l’infirmier à placer le corps dans un sac et à le hisser dans l’ambulance, puis il chargea Olney et Pattas d’enlever la pancarte qui obstruait le conduit et d’aller la remettre à sa place. Avec un rugissement, une eau brunâtre arriva de l’autre côté du ponceau et s’engouffra en tourbillonnant dans le fossé. Le major s’accouda au garde-fou à côté de Miles, et tous deux regardèrent baisser le niveau du petit lac.
— Vous croyez qu’il y en a un autre, au fond ? demanda Miles, morbide.
— Ce type était le seul signalé comme manquant à l’appel de ce matin, répliqua le major. Alors, probablement que non.
Néanmoins, il n’avait pas l’air prêt à parier là-dessus.
La seule chose qui apparut, quand le niveau de l’eau diminua, ce fut la parka trempée du soldat. Il l’avait manifestement jetée sur le garde-fou avant de s’engager dans le ponceau et elle était tombée dans l’eau ou y avait été poussée par le vent. Le major l’emporta.
— Vous prenez tout ça avec un drôle de sang-froid, commenta Pattas une fois le major et l’infirmier repartis.
Pattas n’était guère plus âgé que Miles.
— Vous n’avez jamais eu à manipuler un cadavre ?
— Non. Et vous ?
— Si.
— Où ?
Miles hésita. Des événements survenus trois ans auparavant lui traversèrent l’esprit – les quelques mois où il s’était trouvé engagé dans un combat désespéré loin de chez lui, s’étant lié par hasard avec une armée spatiale de mercenaires. Mais ce n’était pas un secret à révéler ni même auquel lancer une allusion. Les soldats de l’armée impériale régulière méprisaient d’ailleurs les mercenaires, morts ou vifs. La campagne de Tau Verde, cependant, lui avait enseigné la différence entre la réalité et l’entraînement, entre faire la guerre et jouer à la guerre, lui apprenant aussi que la mort avait des vecteurs plus subtils qu’un coup au but.
— Avant, dit Miles d’un ton peu encourageant. Une ou deux fois.
Pattas haussa les épaules, s’éloigna.
— En tout cas, convint-il à regret par-dessus son épaule, vous n’avez pas peur de vous salir les mains, enseigne.
Les sourcils de Miles se crispèrent dans une expression rêveuse. Non. Ce n’est pas de quoi j’ai peur.
Miles marqua le ponceau « dégagé » sur son panneau de rapport, remit entre les mains du sergent Neuve le scat-cat, le matériel, ainsi qu’un Olney et un Pattas très déprimés, puis il se dirigea vers le cantonnement des officiers. De toute son existence, il n’avait jamais eu envie à ce point d’une douche chaude.
Il suivait le couloir en direction de sa chambre dans un bruit de floc-floc, quand un officier passa la tête par une porte.