On eût dit que le major voulait quitter sa peau aussi bien que ses vêtements. Il salua de la main et fonça vers son scat-cat pour suivre ses infirmiers et leurs patients dans l’opération de décontamination.
— De la fétaïne ! s’exclama Miles avec stupeur.
Bonn s’était écarté en hâte de la porte. La fétaïne, arme dissuasive, était un poison qui provoquait des mutations. À la connaissance de Miles, on ne l’avait encore jamais utilisé au combat.
— … Je croyais que ce truc était dépassé. Que ce n’était plus au menu.
À l’Académie, ses manuels de chimie et de biologie la mentionnaient à peine.
— En effet, dit sombrement Bonn. On n’en fabrique plus depuis vingt ans. Si je ne me trompe, c’est le dernier stock qui reste sur Barrayar. Bon sang ! ces barils n’auraient pas dû se fendre, même si on les avait laissés tomber d’une navette !
— Ils ont au moins vingt ans d’âge, donc, commenta le chef du service incendie. Corrosion ?
— Auquel cas, qu’en est-il des autres ? s’exclama Bonn en tendant le cou.
— C’est ce que je voulais dire, répliqua Yaski avec un hochement de tête.
— Est-ce que la fétaïne n’est pas détruite par la chaleur ? questionna nerveusement Miles en vérifiant qu’ils ne discutaient pas sous le vent du bunker. Un produit est chimiquement dissocié en composants inoffensifs, non ?
— Inoffensifs, c’est beaucoup dire, corrigea le lieutenant Yaski. Mais au moins ils ne désentortillent pas tout l’A. D. N. de vos couilles.
— Y a-t-il des explosifs en dépôt là-dedans, lieutenant Bonn ? demanda Miles.
— Non, seulement la fétaïne.
— Si vous lanciez, disons, deux mines au plasma par la porte, la fétaïne ne serait-elle pas entièrement décomposée chimiquement avant que le toit ne fonde ?
— Il ne manquerait plus que le toit fonde ! Ou le sol. Si ce truc se répandait librement dans le permafrost… Mais si on déclenchait un dégagement lent de chaleur avec ces mines et qu’on jetait quelques kilos de plastifiant neutre, le bunker s’obturerait tout seul… Oui, ça pourrait marcher. En fait, ce serait peut-être la méthode la plus sûre pour venir à bout de cette saloperie. Notamment si l’étanchéité des barils restants laisse à désirer.
— Cela dépendrait de quel côté souffle le vent, objecta Yaski en lançant un coup d’œil à la base puis à Miles par-dessus son épaule.
— Léger vent d’est prévu avec chute de la température jusqu’à 7 heures demain matin, énonça Miles. Ensuite, il tournera au nord et prendra de la force. Oua-oua à partir de 18 heures demain soir.
— Si l’on doit procéder ainsi, autant s’y mettre maintenant, alors, dit Yaski.
— D’accord, répliqua Bonn avec décision. Je vais rassembler mon équipe, rassemblez la vôtre. Je vais chercher les plans du bunker, calculer les temps pour le déclenchement des charges et je vous rejoindrai, vous et l’officier du matériel, au bâtiment de l’administration dans une heure.
Bonn posta le sergent du service incendie en sentinelle pour maintenir tout le monde à bonne distance du bunker. Une tâche peu enviable mais pas insupportable dans les conditions présentes, et le garde avait l’autorisation de s’abriter dans son scat-cat quand la température baisserait aux alentours de minuit. Miles accompagna Bonn au bâtiment administratif pour vérifier ses prévisions sur la direction du vent au bureau météo.
Miles introduisit les données les plus récentes dans les ordinateurs météo afin de fournir à Bonn les prévisions les plus précises possible sur les vecteurs de vent prévus dans la prochaine journée de vingt-six heures et sept minutes de Barrayar. Il attendait la fiche de l’imprimante quand il aperçut par la fenêtre Bonn et Yaski s’éloignant en hâte dans le noir. Peut-être avaient-ils changé le lieu de rendez-vous avec l’officier du matériel ? Miles songea à se lancer à leur poursuite, mais les prévisions ne différaient guère des précédentes. Etait-il nécessaire qu’il les regarde cautériser le dépôt de poison ? Ce pouvait être intéressant… instructif… mais, en vérité, il n’avait plus rien à faire là-bas. En tant que fils unique et père potentiel de quelque futur comte Vorkosigan –, avait-il même le droit de s’exposer par pure curiosité aux risques effrayants de phénomènes mutagènes ? La base ne semblait pas courir de danger immédiat, du moins pas avant que le vent tourne. Ou était-ce de la lâcheté déguisée en logique ? La prudence est une vertu, avait-il entendu dire.
Bien réveillé, à présent, et trop énervé ne serait-ce que pour imaginer pouvoir retrouver le sommeil, il s’affaira de-ci de-là pour rattraper le retard que lui avait coûté sa joyeuse petite expédition matinale. Au bout d’une heure, il en avait terminé. Quand il se surprit à épousseter le matériel et les étagères, il conclut que le moment était venu de retourner au lit, qu’il eût envie de dormir ou pas. Mais une lueur passant devant la fenêtre attira son attention. Un scat-cat s’arrêtait devant le bâtiment.
Bonn et Yaski étaient de retour. Déjà ? Ç’avait été rapide… à moins qu’ils n’aient pas encore commencé. Miles retira le mince feuillet de plastique portant les nouvelles données sur le vent et se dirigea vers le bureau du génie, au fond du couloir.
Le bureau de Bonn était éteint, mais celui du commandant de la base illuminait le couloir. Miles entendit des voix irritées. Serrant le feuillet plastique, il s’approcha.
La porte menant au bureau intérieur était ouverte. Metzov, assis devant sa console, crispait le poing sur la surface clignotante. Bonn et Yaski se tenaient raides devant lui. Miles fit claquer prudemment sa feuille de plastique pour annoncer sa présence. Yaski tourna la tête vers lui.
— Envoyez Vorkosigan, c’est déjà un mutant, pas vrai ?
Miles salua.
— Je vous demande pardon… je ne suis pas un mutant. Ma dernière rencontre avec un poison militaire a provoqué des dommages tératogènes, et non pas génétiques. Mes futurs enfants devraient être aussi sains que ceux de n’importe qui. Où voulez-vous m’envoyer, lieutenant ?
Metzov darda sur Miles un regard menaçant mais ne donna pas suite à la suggestion de Yaski. Miles tendit sans un mot le feuillet à Bonn qui, après y avoir jeté un coup d’œil, grimaça et le fourra d’un geste rageur dans la poche de son pantalon.
— Bien entendu, je comptais leur faire endosser des vêtements de protection, continua Metzov, s’adressant à Bonn avec irritation. Je ne suis pas fou.
— Je l’avais compris, commandant, mais les hommes refusent d’entrer dans le bunker même avec un équipement anticontamination, répliqua Bonn d’un ton sans réplique. Je ne saurais les en blâmer. Les précautions classiques sont, à mon avis, inadaptées pour la fétaïne. Le produit a un pouvoir de pénétration incroyablement élevé pour son poids moléculaire. Il passe à travers tout ce qui est perméable.
— Vous ne sauriez les blâmer ? répéta Metzov avec stupeur. Lieutenant, vous avez donné un ordre. Ou vous étiez censé le donner.
— Je l’ai donné, mais…
— Mais… vous leur avez laissé sentir votre indécision. Votre faiblesse. Bon sang ! quand vous donnez un ordre, il faut le donner, pas tergiverser !
— Pourquoi devons-nous conserver ce produit ? intervint Yaski.
— Nous en avons déjà discuté. C’est notre rôle, lui rétorqua Metzov d’une voix grondante. Nos ordres. Vous ne pouvez pas exiger obéissance de quelqu’un si vous n’obéissez pas vous-même.
Aveuglément ?
— Le bureau d’études a sûrement conservé la recette dans ses tiroirs, dit Miles, brusquement conscient de la portée inquiétante de la discussion. On peut en fabriquer d’autre si on y tient vraiment. Toute fraîche.