— Taisez-vous, Vorkosigan, grommela Bonn.
— Encore un échantillon de votre humour ce soir, enseigne, et je vous fous aux arrêts ! lança Metzov.
Le sourire de Miles se figea. Subordination. Le Prince Serg, se rappela-t-il. Que Metzov boive donc toute la fétaïne qu’il voulait, il s’en moquait éperdument, ce n’était pas lui qui en souffrirait les conséquences. Les conséquences, tu te rappelles ?
— N’avez-vous jamais entendu parler de cette belle coutume qui consiste à fusiller sur-le-champ le soldat qui désobéit à vos ordres, lieutenant ? reprit Metzov à l’intention de Bonn.
— Je… je ne crois pas que je puisse proférer cette menace, mon général, dit Bonn avec raideur.
Sans compter, pensa Miles, que nous ne sommes pas sur un champ de bataille. Je me trompe ?
— Ces techs ! s’exclama Metzov d’un ton dégoûté. Je n’ai pas dit « menacer », j’ai dit « fusiller ». Faites un exemple, et les autres obéiront.
Miles songea qu’il ne goûtait guère l’humour de Metzov. Ou bien le général parlait-il sérieusement ?
— Mon général, la fétaïne est un mutagène violent, insista Bonn. Je ne suis pas sûr que les autres obéiraient, quelle que soit la menace. C’est une chose qui échappe à tout raisonnement… Je… moi-même, je n’ai pas une réaction très rationnelle sur le sujet.
— Je le vois bien.
Metzov considéra Bonn d’un regard froid, puis Yaski, qui avala sa salive et se redressa, l’échiné raide. Miles s’efforça de se rendre invisible.
— Si vous devez continuer à feindre d’être des officiers de l’armée, vous les techs, vous avez besoin d’une leçon sur la manière d’obtenir l’obéissance de vos hommes, décréta Metzov. Rassemblement de vos équipes devant le bâtiment administratif dans vingt minutes. Je vous réserve une petite revue disciplinaire à l’ancienne mode.
— Vous ne pensez pas sérieusement à… passer quiconque par les armes, n’est-ce pas ? dit Yaski avec inquiétude.
Metzov sourit aigrement.
— Je ne crois pas que ce sera nécessaire. (Il regarda Miles.) Quelle est la température extérieure en ce moment, officier météo ?
— Cinq degrés au-dessous de zéro, mon général, répondit Miles, bien décidé à n’ouvrir la bouche que si on lui adressait la parole.
— Et le vent ?
— Vent d’est, neuf kilomètres à l’heure, mon général.
— Très bien. (L’œil de Metzov brilla d’un éclat cruel.) Vous pouvez disposer, messieurs. Veillez à faire exécuter vos ordres, cette fois.
Les mains au chaud dans des gants fourrés et emmitouflé dans sa parka, le général Metzov se tenait à côté du mât métallique où ne flottait pour l’heure aucun drapeau, regardant fixement la route mal éclairée. Il pense voir quoi ? se demanda Miles. Il n’était pas loin de minuit, à présent. Yaski et Bonn alignaient leurs équipes, une quinzaine d’hommes vêtus de salopettes thermo-isolantes et de parkas.
Miles frissonna, et pas seulement à cause du froid. Le visage balafré de Metzov paraissait irrité. Et fatigué. Et vieux. Et redoutable. Il rappelait un peu à Miles son grand-père dans ses mauvais jours. Quoique Metzov, au fond, fût plus jeune que le père de Miles. Miles était né quand son père avait déjà atteint l’âge mûr, un raté dans la ligne des générations. Son grand-père, le vieux général comte Piotr, avait parfois l’air d’un réfugié d’un autre siècle. En fait, les vraies revues disciplinaires à l’ancienne comportaient des matraques de caoutchouc bourrées de plomb. Jusqu’où remontait l’esprit de Metzov dans l’histoire de Barrayar ?
Metzov sourit, un vernis sur sa colère, et tourna la tête à un mouvement sur la route. D’une voix horriblement cordiale, il confia à Miles :
— Vous savez, enseigne, il y avait un secret derrière cette rivalité soigneusement entretenue entre les services, jadis, sur la Vieille Terre. En cas de mutinerie, on pouvait toujours persuader l’armée de tirer sur la marine, ou vice versa, quand elles ne pouvaient plus assurer leur propre discipline. C’est un désavantage caché que des forces combinées comme les nôtres.
— En cas de mutinerie ! s’exclama Miles qui, de saisissement, en oublia sa résolution de ne parler qu’à bon escient. Je croyais que le problème était l’exposition à une matière toxique ?
— En effet. Malheureusement, à cause de la maladresse de Bonn, c’est devenu une question de principe. (Un muscle tressauta sur la mâchoire de Metzov.) Ça nous pendait au nez avec cette nouvelle armée de chiffes molles !
— Une question de principe, mon général ? Quel principe ? Il s’agit de se débarrasser de déchets, dit Miles d’une voix étranglée.
— C’est un refus en masse d’obéir à un ordre direct, enseigne. C’est une mutinerie, n’importe quel juriste militaire vous le dira. Par chance, ce genre de situation est facile à mater si on intervient assez vite pour tuer les germes dans l’œuf.
Le mouvement sur la route se transforma en un peloton de bleus en tenue blanche de camouflage hivernal, marchant sous la direction d’un sergent de la base – un membre du réseau personnel assurant le pouvoir du commandant, un soldat âgé qui avait servi sous Metzov déjà au temps de la révolte de Komarr et qui s’était élevé dans la hiérarchie en même temps que son maître.
Les bleus étaient équipés de brise-nerfs, armes de poing purement antipersonnel. Malgré tout le temps qu’ils passaient à apprendre à s’en servir et leur surentraînement, ils avaient rarement l’occasion de manipuler des armes chargées, et Miles percevait leur surexcitation.
Le sergent aligna les bleus en disposition de feux croisés autour des techs au garde-à-vous et cria un ordre. Ils présentèrent armes, les braquèrent. Les hommes de Bonn s’agitèrent. Le lieutenant était mortellement pâle, ses yeux étincelaient comme du jais.
— Déshabillez-vous, ordonna Metzov, les dents serrées.
Incrédulité, désarroi ; un ou deux techs seulement comprirent ce qu’on leur demandait et commencèrent à se dévêtir. Les autres, jetant autour d’eux force coups d’œil incertains, les imitèrent avec retard.
— Quand vous serez de nouveau prêts à obéir aux ordres, continua Metzov d’une voix de stentor, vous pourrez vous habiller et aller travailler. Le choix vous appartient. (Il fit un pas en arrière, adressa un signe de tête à son sergent et prit la pose de repos.) Ça les rafraîchira, murmura-t-il, à peine assez haut pour être entendu de Miles.
Metzov, apparemment, ne comptait pas rester dehors plus de cinq minutes ; il semblait penser déjà à son logement douillet et à une boisson chaude.
Olney et Pattas se trouvaient au nombre des techs, remarqua Miles, avec la plupart des cadres de langue grecque qui l’avaient tourmenté au début. Les autres, il les avait aperçus çà et là ou leur avait parlé lors de son enquête privée sur le passé du noyé. Quinze hommes nus qui commençaient à frissonner violemment tandis que la neige sèche sifflait autour de leurs chevilles. Quinze visages déconcertés dont l’expression devenait peu à peu terrifiée. Les yeux se tournaient vers les brise-nerfs braqués sur eux. Renoncez, les conjurait silencieusement Miles, ça n’en vaut pas le coup. Mais plus d’une paire d’yeux clignota vers lui et se ferma avec résolution.
Miles maudit en lui-même l’intelligent chimiste anonyme qui avait inventé la fétaïne comme arme de dissuasion, non pour ses compétences, mais pour sa connaissance intime de la psychologie de Barrayar. Sûr que la fétaïne n’aurait jamais pu être utilisée, ne pourrait jamais l’être. Toute faction qui désirerait l’employer serait déchirée de convulsions morales.