— Pour l’infanterie ? répéta Miles.
Ivan, sourcils levés, dévisagea son cousin d’un air sombre.
— L’infanterie ? Toi ? Bizarre, bizarre !
— En effet, répliqua Miles d’une voix faible.
La conscience de ses handicaps physiques l’envahit comme une vague glacée.
Des années de tortures médicales complexes étaient presque parvenues à corriger les graves difformités dont Miles avait failli mourir à sa naissance. Presque. Replié sur lui-même comme une grenouille dans son enfance, il se tenait maintenant à peu près droit. Ses os, aussi friables que de la craie, avaient gagné en robustesse. Avorton ratatiné dans sa prime jeunesse, il mesurait à présent un mètre quarante-deux, quarante-trois. À l’entrée dans l’âge adulte, un compromis s’était instauré entre la longueur de ses os et leur solidité, mais son médecin était toujours d’avis que les quinze derniers centimètres avaient été une erreur. Miles s’était cassé assez souvent les jambes pour être d’accord avec lui, mais il était trop tard. Par contre, mutant, il ne l’était pas, non… la question ne se posait quasiment plus. Qu’on le laisse seulement mettre ses forces au service de l’empereur, il ferait oublier ses faiblesses. C’était chose entendue.
L’armée avait sûrement en réserve mille et un emplois où son étrange apparence et sa fragilité cachée n’entreraient pas en ligne de compte. Aide de camp, ou traducteur pour les services de renseignements. Ou même officier préposé à l’armement dans une fusée – à manipuler des ordinateurs, cela allait sans dire. Mais l’infanterie ? Quelqu’un n’avait pas joué le jeu. Ou une erreur avait été commise. Il hésita un long moment, son poing se crispant sur le feuillet de plastique, puis il se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu ? demanda Ivan.
— Voir le commandant Cecil.
Ivan exhala son souffle entre ses lèvres pincées.
— Ah oui ? Bonne chance !
Le sergent derrière son bureau cachait-il un petit sourire lorsqu’il piqua du nez pour classer la nouvelle pile d’ordres de mission ? Il appela :
— Enseigne Draut.
Une nouvelle recrue se détacha de la file.
Le commandant, une hanche appuyée contre le bureau de son secrétaire, scrutait l’écran vidéo quand Miles entra et salua.
Le commandant Cecil leva les yeux sur le visiteur, puis les baissa sur son chronomètre.
— Ah, moins de dix minutes ! J’ai gagné mon pari.
Il rendit son salut à Miles tandis que le secrétaire, la mine morose, sortait de sa poche une petite liasse dont il détacha un billet d’un mark qu’il tendit sans mot dire à son supérieur. L’expression d’amusement du commandant n’était que de surface ; il pointa le menton vers la porte, le secrétaire retira la mince feuille de plastique que venait de produire sa machine et quitta la pièce.
La cinquantaine, maigre, le commandant Cecil était un homme d’humeur égale, et observateur. Très observateur. S’il n’était pas chef du personnel en titre – ce poste administratif étant réservé à un officier de plus haut rang –, Miles avait repéré depuis longtemps que Cecil décidait de tout en dernier ressort. C’est entre ses mains que passaient les ordres de mission de chaque diplômé de l’Ecole. Miles avait toujours trouvé en lui un homme accueillant, le professeur et l’homme cultivé prenant le pas chez lui sur l’officier. L’esprit caustique et raffiné, il manifestait un zèle intense pour son métier. Miles avait toujours eu confiance en lui. Jusqu’à présent.
— Mon commandant, commença-t-il en tendant son ordre de mission dans un geste qui trahissait sa déception, qu’est-ce que c’est que ça ?
Cecil, le regard pétillant d’amusement, empocha le billet de banque.
— Me demandez-vous de vous le lire, Vorkosigan ?
— Mon commandant, je mets en question… (Miles s’interrompit, se mordit la langue, reprit :) J’ai quelques questions à poser concernant mon affectation.
— Officier en chef de la section de météorologie à la base Lazkowski, récita le commandant Cecil.
— Ce… ce n’est donc pas une erreur ? J’ai reçu la bonne enveloppe ?
— Si c’est ce qui est écrit, oui.
— Savez-vous que… que la seule classe de météo que j’aie suivie concernait l’aviation ?
— Oui, répondit Cecil, la mine impassible.
Miles hésita. Que Cecil ait fait sortir son secrétaire signifiait que la discussion devait être franche.
— Est-ce une sorte de punition ? Que diable ai-je jamais commis à votre encontre ?
— Voyons, enseigne, répliqua Cecil d’une voix égale, c’est une affectation on ne peut plus normale. Vous attendiez-vous à quelque chose d’extraordinaire ? Mon travail consiste à affecter aux postes libres les candidats disponibles. Chaque poste à pourvoir doit être rempli par quelqu’un.
— N’importe quel diplômé d’une école technique aurait pu faire l’affaire. (Miles se força à réprimer la colère qui aurait pu percer dans son ton et à décrisper ses doigts.) Mieux, même. Ces fonctions ne réclament pas un élève officier.
— C’est exact.
— Alors, pourquoi ? s’exclama Miles.
Sa voix résonna plus fort qu’il n’en avait eu l’intention. Cecil soupira, se redressa.
— Parce que j’ai noté, Vorkosigan, en vous observant… et vous savez parfaitement que vous êtes l’élève officier le plus étroitement surveillé qui ait jamais arpenté ces couloirs, à part l’empereur Grégor…
Miles hocha brièvement la tête.
— … qu’en dépit de l’intelligence remarquable qui est la vôtre dans certains domaines vous avez également laissé voir certaines faiblesses çà et là. Et je ne fais pas allusion à vos problèmes physiques, dont tout le monde sauf moi pensait qu’ils vous obligeraient à abandonner avant même que vous n’ayez terminé votre première année… Vous vous êtes montré étonnamment raisonnable à cet égard…
Miles haussa les épaules.
— La douleur fait mal, mon commandant. Je ne suis pas maso.
— Très bien. Mais votre problème chronique le plus insidieux se situe dans le domaine de… comment l’ex-primerais-je avec précision ?… de la subordination. Vous discutez trop.
— C’est faux ! s’indigna Miles qui referma aussitôt la bouche.
Cecil sourit.
— C. Q. F. D. Y compris votre manie plutôt irritante de traiter vos officiers supérieurs comme des…
Cecil marqua un temps, cherchant de nouveau le mot juste.
— Comme mes égaux ? suggéra Miles à tout hasard.
— Comme des bestiaux, corrigea sentencieusement Cecil. Que vous voulez mener à votre guise. Vous êtes le manipulateur « par excellence », Vorkosigan. Voilà maintenant trois ans que je vous observe et votre dynamique de groupe est fascinante. Que vous soyez en charge ou non, c’est toujours votre idée qui est finalement adoptée.
— Ai-je été à ce point… irrespectueux, mon commandant ? demanda Miles, l’estomac noué.
— Au contraire. Etant donné vos origines, il est prodigieux que vous arriviez si bien à masquer cette petite tendance à… euh !… à l’arrogance. Mais, Vorkosigan, poursuivit Cecil d’un ton grave, l’Ecole impériale n’est pas l’armée. Vous avez obtenu l’estime de vos camarades parce que, ici, on prise l’intelligence par-dessus tout. On vous a choisi sans la moindre hésitation quand il s’est agi de former une équipe de stratégie pour la même raison qu’on vous a mis sur la touche pour ce qui avait trait aux épreuves purement physiques… Ces jeunes têtes brûlées veulent gagner. Constamment. À n’importe quel prix.
— Je ne peux pas être ordinaire et survivre, mon commandant !