— À moins que vous n’ayez l’intention d’abattre votre peloton d’exécution, puis de vous suicider ? La Sécurité impériale passera tous ceux qu’elle rencontrera au thiopenta. Vous ne pouvez pas me réduire au silence. Par ma bouche, ou la vôtre… ou la leur… je témoignerai.
Des frissons secouaient le corps de Miles. Etonnant l’effet de ce petit brin de vent d’est, à cette température. Il lutta pour empêcher sa voix de trembler, de crainte que cette réaction due au froid ne soit prise pour de la peur.
— Ça vous fera une belle jambe quand vous serez transformé en glaçon, enseigne.
Le pesant sarcasme de Metzov mit les nerfs de Miles à vif. Ce type croyait toujours être le plus fort. Insensé !
Ses pieds nus paraissaient à présent étrangement chauds à Miles. Ses cils, enchâssés dans de la glace, crissaient. Il avait rattrapé son retard sur les autres, sans doute à cause de son volume inférieur. Son corps tournait au bleu violacé.
La base, sous sa couverture de neige, était parfaitement silencieuse. Il entendait presque les cristaux de neige ricocher un à un sur la couche de glace. Il entendait vibrer les os de chaque homme autour de lui, percevait la respiration affolée des bleus. Le temps s’étirait.
Il pouvait menacer Metzov, briser sa condescendance par des allusions voilées à Komarr, la vérité se saura… Il pouvait proclamer le rang et la situation de son père. Il pouvait… Bon sang ! Metzov, malgré sa démence, devait bien se rendre compte qu’il avait outrepassé les limites. Le bluff de sa parade disciplinaire avait foiré, et maintenant, il était pris à son propre piège, obligé de défendre froidement son autorité jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il peut être extrêmement dangereux si vous le menacez pour de bon… Distinguer la peur sous-jacente sous le sadisme était difficile. Mais elle devait être là. Le pousser à bout ne donnait rien. Metzov était littéralement pétrifié dans sa résistance. Pourquoi ne pas tirer… ?
— Enfin, mon général, réfléchissez aux avantages que vous retirerez si vous arrêtez maintenant. Vous avez désormais la preuve d’une… d’une conspiration de mutinerie. Vous pouvez nous jeter tous en prison. C’est une meilleure vengeance, parce que vous gagnerez sur tous les tableaux. Je perdrai ma carrière, je serai renvoyé de l’armée, peut-être emprisonné… croyez-vous que je ne préférerais pas mourir ? La Sécurité militaire punira le reste d’entre nous à votre place.
Metzov avait mordu à l’hameçon ; Miles s’en rendait compte, à la lueur rouge qui pâlissait dans les yeux plissés, à la légère inclinaison de ce cou si raide. Miles n’avait plus qu’à laisser filer la ligne, sans lui imprimer des secousses qui rallumeraient l’agressivité de Metzov. Attendre…
Metzov s’approcha, massif dans la semi-pénombre, auréolé de sa respiration qui gelait. Il baissa la voix, pour n’être entendu que de Miles.
— Une réaction sans énergie, typique d’un Vorkosigan. Votre père a été trop doux avec la lie de Komarr. Ça nous a coûté cher en vies humaines. La cour martiale pour le fils chéri de l’amiral… ça pourrait faire baisser pavillon à cette espèce d’hypocrite, hein ?
Miles ravala sa salive de glace. Une pensée lui traversa l’esprit : ceux qui ne connaissent pas l’histoire de leur pays sont voués à s’y trouver constamment mêlés. Hélas ! ceux qui la connaissaient aussi, apparemment.
— Brûlez cette satanée fétaïne renversée, vous verrez bien, dit-il dans un murmure rauque.
— Vous êtes tous arrêtés, ordonna soudain Metzov d’une voix tonnante en courbant les épaules. Rhabillez-vous.
Tous parurent frappés de soulagement. Après un dernier coup d’œil aux brise-nerfs, ils foncèrent vers leurs vêtements, les enfilèrent avec des mains engourdies par le froid. Mais Miles l’avait vu se formuler soixante secondes avant dans les yeux de Metzov. Cela lui remémora cette définition de son père : Une arme est un moyen de faire changer votre ennemi d’avis. L’esprit était le premier et le dernier champ de bataille, ce qu’il y avait dans l’entre-deux n’était que du bruit.
Le lieutenant Yaski avait mis à profit l’occasion fournie par le spectaculaire strip-tease de Miles pour s’éclipser discrètement en direction du bâtiment administratif et lancer plusieurs appels téléphoniques affolés. À la suite de quoi, le commandant des bleus à l’entraînement, le médecin de la base et l’assistant de Metzov survinrent, tout prêts à faire entendre raison à Metzov ou à lui administrer un calmant avant de l’enfermer. Trop tard. Miles, Bonn et les techs, déjà rhabillés, étaient conduits tout trébuchants vers le bunker-prison sous l’œil d’argus des brise-nerfs.
— Suis-je cen… censé vous remercier ? demanda Bonn à Miles en claquant des dents.
— On a eu ce qu’on voulait, non ? Il va arroser de plasma la fétaïne in situ avant que le vent tourne. Personne n’est mort. Personne ne se fait plus cailler les couilles. Nous avons gagné, je crois.
— Je n’aurais jamais imaginé rencontrer quelqu’un de plus dingue que Metzov, répliqua Bonn dans un sifflement d’asthmatique.
— Je n’ai rien fait que vous n’ayez fait, protesta Miles. Sauf que j’ai réussi… jusqu’à un certain point. Les choses paraîtront différentes demain matin.
— Oui. Pires, prédit Bonn, lugubre.
Miles s’éveilla en sursaut d’un somme agité sur la couchette de sa cellule quand la porte s’ouvrit. On ramenait Bonn. Il frotta son visage bleu de barbe.
— Quelle heure est-il, lieutenant ?
— L’aube.
Bonn avait l’air aussi blême, aussi hérissé de barbe, aussi lamentablement déprimé que Miles. Il se laissa tomber avec précaution sur sa couchette dans un grognement de douleur.
— Quelles sont les nouvelles ?
— La Sécurité de l’armée est partout. On a envoyé en avion du continent un capitaine, juste arrivé, qui paraît avoir le commandement. Metzov lui a raconté sa petite histoire à sa façon, je pense. Jusqu’à présent, ils se contentent de recevoir les dépositions.
— On s’est occupé de la fétaïne ?
— Oui. (Bonn laissa échapper un ricanement amer.) On m’a sorti d’ici juste pour contrôler le travail fini et donner ma signature. Le bunker s’est comporté en joli petit four bien propre.
— Enseigne Vorkosigan, on vous demande, déclara le garde de la Sécurité qui avait ramené Bonn. Suivez-moi.
Miles se leva, les os grinçants, et se dirigea en boitant jusqu’à la porte de la cellule.
— À plus tard, lieutenant.
— D’accord. Si vous repérez en route quelqu’un avec un petit déjeuner, pourquoi ne pas user de votre influence politique pour me l’envoyer, hein ?
Miles eut un sourire morne.
— J’essaierai.
Miles suivit le garde le long du petit couloir de la prison. La prison de la base Lazkowski ne correspondait pas vraiment aux normes d’un bâtiment de haute sécurité ; ce n’était guère plus qu’un bunker d’habitation avec des portes qui ne fermaient que de l’extérieur et pas de fenêtres. Le climat constituait ordinairement un meilleur gardien que n’importe quel écran électrique, sans parler du fossé d’eau glacée de cinq cents kilomètres de large qui entourait l’île.
Le bureau de la Sécurité de la base était en plein travail, ce matin-là. Deux inconnus à la mine sévère attendaient, debout près de la porte, un lieutenant et un sergent de grande taille portant l’insigne en œil d’Horus de la Sécurité impériale sur leurs uniformes impeccables. Sécurité impériale, et non Sécurité militaire. La Sécurité personnelle de Miles, qui avait gardé sa famille pendant toute la vie politique de son père. Miles les considéra avec une joie possessive.