L’employé de la base avait l’air exténué. La console de son bureau ne cessait de clignoter.
— Enseigne Vorkosigan, j’ai besoin de l’empreinte de votre paume sur ceci.
— Très bien. Qu’est-ce que je signe ?
— Juste les ordres de mission, enseigne.
— Ah !… (Miles leva les mains dans leurs mitaines de plastique.) Laquelle ?
— La droite fera l’affaire, enseigne.
Miles se dépouilla maladroitement de sa mitaine en s’aidant de la main gauche. Sa main, enflée, marbrée de taches rouges, luisait de pommade contre les gelures. Le remède paraissait agir. Il pouvait remuer les doigts. Il lui fallut presser trois fois le patin d’identification, avant que l’ordinateur ne le reconnaisse.
— À vous, lieutenant, dit l’employé avec un signe de tête à l’adresse de l’officier de la Sécurité impériale.
L’homme de la Séclmp posa la paume sur le patin et l’ordinateur émit un bip approbateur. Puis l’officier ôta la main et, à la vue du gel collé dessus, chercha en vain une serviette ; il s’essuya furtivement sur la couture de son pantalon, juste derrière l’étui de son neutraliseur. L’employé de la base nettoya nerveusement le patin de sa manche et effleura son intercom.
— Ce que je suis content de vous voir, camarades ! dit Miles à l’officier de la Séclmp. J’aurais bien aimé que vous soyez là hier soir.
Le lieutenant ne lui rendit pas son sourire.
— Je ne suis qu’un messager, enseigne. Je ne suis pas censé discuter de votre cas.
Le général Metzov surgit par la porte du bureau intérieur, tenant une liasse de feuillets de plastique. Un capitaine de la Sécurité militaire, qui lui collait au train, salua d’un signe de tête circonspect son homologue impérial. Le général souriait presque.
— Bonjour, enseigne Vorkosigan.
Il regarda, impassible, les types de la Sécurité impériale. Bon sang ! la Séclmp aurait dû faire trembler dans ses bottes de combat ce quasi-assassin !
— Il y a, semble-t-il, dans cette affaire un détail intéressant dont même moi je ne m’étais pas avisé. Quand un seigneur vor est impliqué dans une mutinerie militaire, une accusation de haute trahison s’ensuit automatiquement.
— Quoi ? (Miles avala sa salive pour ramener sa voix un ton plus bas.) Lieutenant, je ne suis pas arrêté par la Sécurité impériale, dites-moi ?
Le lieutenant sortit une paire de menottes et se mit en devoir d’attacher Miles au sergent. Overholt, disait le nom sur sa plaque d’identité, nom que Miles transforma mentalement en « Overkill » : Supertueur. Il n’avait qu’à lever le bras pour faire pendiller Miles en l’air comme un chaton.
— Vous êtes détenu jusqu’à plus ample informé, déclara le lieutenant d’une voix officielle.
— Pendant combien de temps ?
— Indéfiniment.
Le lieutenant se dirigea vers la porte, le sergent et Miles à sa suite.
— Où ? questionna frénétiquement Miles.
— Au quartier général de la Sécurité impériale.
Vorbarr Sultana !
— J’ai besoin de prendre mes affaires…
— Votre chambre a déjà été débarrassée.
— Reviendrai-je ici ?
— Je l’ignore, enseigne.
L’aube tardive rayait le camp de Permafrost de gris et de jaune quand le scat-cat les déposa près de la piste. La navette suborbitale de la Sécurité impériale, lisse, noire, redoutable, était posée sur le ciment glacé tel un oiseau de proie enfermé par accident dans un pigeonnier. Son pilote se tenait prêt, les moteurs lancés pour le décollage.
Miles monta gauchement la rampe, les pieds traînants, derrière le sergent Overholt ; la menotte froide lui tirait le poignet par saccades. De minuscules cristaux de glace dansaient dans le vent de nord-est. La température allait se stabiliser dans la matinée, il le sentait à l’âpre morsure de l’humidité relative dans ses sinus. Bonté divine, il était plus que temps de quitter cette île !
Miles inspira une dernière fois, puis la porte d’accès de la navette se ferma hermétiquement derrière eux dans un sifflement de serpent. À l’intérieur régnait un silence épais, capitonné, que même le hurlement des moteurs pénétrait à peine.
Il faisait chaud, c’était déjà ça !
6
L’automne, dans la cité de Vorbarr Sultana, était une saison magnifique et cette journée-là un modèle du genre. Un ciel haut et bleu, une température agréablement fraîche. Même le brouillard industriel sentait bon. Les fleurs tardives résistaient encore à la gelée, mais les arbres importés de la Terre avaient changé de couleur. Quand on l’extirpa sans ménagement du fourgon pour l’introduire à l’arrière du quartier général de la Sécurité impériale, Miles en aperçut un, de l’autre côté de la rue. Un érable, avec des feuilles rouge cornaline et un tronc gris argent. Puis la porte se referma. Miles s’efforça de fixer l’image de l’arbre dans sa mémoire, pour le cas où il ne devrait jamais le revoir.
Le lieutenant de la Sécurité, après avoir montré des laissez-passer aux gardes, conduisit Miles et Overholt par un dédale de couloirs jusqu’à un double ascenseur-tube. Ils entrèrent dans celui qui montait. Miles en déduisit qu’on ne l’amenait pas directement au bloc de cellules de très haute sécurité en sous-sol. Il savait ce que cela signifiait et regretta mélancoliquement le tube de descente.
On les fit entrer dans une antichambre à un niveau supérieur, puis dans la salle du fond. Un homme mince, impassible, vêtu en civil, les cheveux bruns grisonnant aux tempes, étudiait une vidéo devant une immense console. Il jeta un coup d’œil à l’escorte de Miles.
— Merci, lieutenant. Merci, sergent. Vous pouvez disposer.
Overholt détacha Miles de son poignet tandis que le lieutenant demandait :
— Serez-vous en sécurité, monsieur ?
— Je pense que oui, rétorqua l’autre d’un ton sec.
Oui, mais moi ? gémit intérieurement Miles. Les deux soldats sortirent, le laissant littéralement planté sur le tapis. Ni lavé ni rasé, toujours habillé du treillis noir légèrement nauséabond qu’il avait enfilé quand… ? seulement la nuit dernière ? Le visage écorché par le froid, les mains et les pieds enflés, encore enveloppés de leurs gaines plastiques médicales – ses orteils gigotaient maintenant dans leur matrice molle. Pas de bottes. L’épuisement l’avait plongé dans une somnolence coupée de réveils intermittents pendant les deux heures de vol, et il ne se sentait pas reposé. Il avait la gorge à vif, les sinus pleins de fibres d’emballage et la poitrine douloureuse quand il respirait.
Simon Illyan, le chef de la Sécurité impériale de Barrayar, croisa les bras et toisa Miles des pieds à la tête, puis retour. Miles éprouva une bizarre impression de déjà-vu.
Tout le monde, ou presque, sur Barrayar craignait le nom de cet homme, mais bien peu connaissaient son visage. C’était un effet soigneusement cultivé par Illyan, en partie fondé – mais en partie seulement – sur le legs de son formidable prédécesseur Négri, le légendaire chef de la Sécurité. Illyan et sa section avaient à leur tour assuré la sécurité du père de Miles pendant les vingt ans de sa carrière politique et n’avaient connu qu’un échec, lors de la nuit de l’abominable attaque à la soltoxine. À première vue, Miles ne connaissait personne qu’Illyan craignît, sauf la mère de Miles. Un jour, il avait demandé à son père si c’était dû à un sentiment de culpabilité à cause de la soltoxine, mais le comte Vorkosigan avait répondu par la négative, expliquant que ce n’était que l’effet durable de premières impressions frappantes. Miles avait appelé Illyan « oncle Simon » toute sa vie, jusqu’à son entrée dans l’armée, et « monsieur » ensuite.