Dévisageant Illyan, Miles se dit qu’il comprenait enfin la nuance entre l’irritation et l’exaspération.
Illyan termina son inspection, secoua la tête et grommela :
— Fameux ! Vraiment fameux !
Miles s’éclaircit la gorge.
— Suis-je bel et bien en état d’arrestation, monsieur ?
— C’est ce que cette entrevue va déterminer. (Illyan soupira et se radossa dans son fauteuil.) Je suis debout depuis 2 heures du matin à cause de cette frasque. Les rumeurs volent dans tout le service, aussi vite que peut les transmettre le réseau vidéo. Les faits subissent des mutations tous les trois quarts d’heure, comme des bactéries. Vous n’auriez pas pu trouver une façon moins discrète de vous couler par le fond ? Par exemple une tentative d’assassinat contre l’empereur à coups de canif lors de la Revue de l’Anniversaire ou le viol d’une brebis sur la Grand-Place pendant une heure de pointe ? (Le sarcasme se mua en vraie douleur.) Il mettait tant d’espoir en vous ! Comment avez-vous pu le trahir ainsi ?
Pas besoin de demander qui était ce « il ». Le Vorkosigan.
— Je… je ne pense pas l’avoir trahi, monsieur. Je ne sais pas.
Une lumière clignota sur la console. Illyan exhala un soupir, assorti d’un coup d’œil aigu à Miles, et appuya sur un bouton. La deuxième porte de son bureau, camouflée dans le mur, coulissa, livrant passage à deux hommes en uniforme vert.
Le Premier ministre amiral comte Aral Vorkosigan portait l’uniforme aussi naturellement qu’un animal porte sa fourrure. C’était un homme de stature moyenne, râblé, aux cheveux gris, la mâchoire lourde, couturé de cicatrices, presque un corps de brute, et pourtant, ses yeux gris étaient les plus pénétrants que Miles eût jamais vus. Il était flanqué de son assistant, un grand lieutenant blond nommé Joie, dont Miles avait fait la connaissance lors de sa dernière permission. Le parfait officier, intelligent et plein de vaillance – il avait servi dans l’espace, avait été décoré pour acte de bravoure à l’occasion d’un grave accident à bord ; on l’avait muté dans les services du quartier général pendant sa convalescence, et il avait été promptement réquisitionné comme secrétaire militaire par le Premier ministre, qui avait l’œil pour détecter les jeunes surdoués. Il était beau comme un dieu, de surcroît, et aurait été tout à fait à sa place dans des vidéos de recrutement. Miles soupirait de jalousie chaque fois qu’il le rencontrait. Joie était même pire qu’Ivan qui, encore que d’une beauté sombre, n’avait jamais été considéré comme un foudre d’intelligence.
— Merci, Joie, murmura le comte Vorkosigan à son assistant quand son regard se posa sur Miles. Je vous verrai tout à l’heure à mon bureau.
— À vos ordres, amiral.
Ainsi congédié, Joie, sur un dernier coup d’œil inquiet à Miles et à son supérieur, franchit la porte qui se referma dans un chuintement.
Illyan avait toujours la main appuyée sur une touche de son bureau.
— Etes-vous ici à titre officiel ? demanda-t-il au comte Vorkosigan.
— Non.
Illyan débrancha quelque chose – un appareil enregistreur, comprit Miles.
— Très bien, dit-il avec une intonation comportant un doute correcteur.
Miles salua son père réglementairement. Passant outre, Vorkosigan étreignit gravement son fils sans prononcer un mot, s’assit dans le seul autre fauteuil de la pièce, croisa les bras et ses chevilles bottées.
— Continuez, Simon.
Interrompu au beau milieu de ce qui s’annonçait, selon Miles, comme une engueulade en bonne et due forme, Illyan se mordit la lèvre de dépit.
— Rumeurs mises à part, dit-il à Miles, que s’est-il réellement passé la nuit dernière sur cette maudite île ?
En termes le plus neutres et le plus succincts possible, Miles relata les événements de la veille, depuis la fétaïne renversée jusqu’à son arrestation/détention/à déterminer par la Sécurité impériale. Son père ne souffla mot pendant tout le récit, jouant distraitement avec son stylo, s’en tapant le genou, puis recommençant à le tripoter.
Le silence tomba quand Miles eut terminé. Le stylo rendait Miles fou. Il aurait donné cher pour que son père pose ce fichu truc.
Vorkosigan rangea le stylo dans sa poche de poitrine, Dieu merci, se renversa en arrière contre le dossier de son fauteuil et joignit le bout de ses doigts en pyramide, les sourcils froncés.
— Récapitulons. Tu dis que Metzov a court-circuité la hiérarchie et contraint des bleus à l’entraînement à faire partie de son peloton d’exécution ?
— Dix d’entre eux. J’ignore s’ils étaient volontaires ou non, je n’y étais pas.
— Des recrues à l’entraînement. (Le comte Vorkosigan avait le visage sombre.) Des gamins.
— Il a raconté que c’était quelque chose comme l’armée contre la marine, jadis sur la Vieille Terre.
— Hein ? dit Illyan.
— À mon avis, Metzov n’était pas très équilibré quand on l’a exilé sur l’île Kyril après ses ennuis dans la révolte de Komarr, et quinze ans passés à ruminer là-dessus n’ont pas arrangé sa manière de penser. (Miles hésita.) Va-t-on interroger le général Metzov sur ses actions, amiral ?
— Selon ton rapport, dit l’amiral Vorkosigan, le général Metzov a entraîné un peloton de gamins de dix-huit ans dans ce qui a manqué d’un cheveu tourner au meurtre de masse suite à la torture.
Miles, à ce souvenir, hocha la tête. Son corps souffrait encore le martyre.
— Pour ce crime, il n’y a pas de trou assez profond pour le dérober à ma colère. On s’occupera de Metzov, et de la belle manière, déclara Vorkosigan, le visage soudain durci.
— Que va-t-on faire de Miles et des mutins ? demanda Illyan.
— Je crains que nous ne devions traiter la question à part. C’est un tout autre sujet.
— Ou deux autres sujets, suggéra Illyan.
— Hum ! À présent, Miles, parle-moi des hommes qui se trouvaient sous la menace des armes.
— Des techs, amiral, pour la plupart. Une quantité de Grécos.
Illyan grimaça.
— Bon Dieu, ce type n’aurait-il donc aucun sens politique ?
— Aucun, à ma connaissance. Je pensais bien que ce serait un problème.
En fait, il y avait songé plus tard, dans sa cellule, étendu sur sa couchette, après le départ de l’équipe médicale. Les autres ramifications politiques avaient tournicoté sans arrêt dans son esprit.
Plus de la moitié des techs qui gelaient sur pied appartenaient à la minorité de langue grecque. Les partisans du séparatisme linguistique seraient descendus dans la rue, s’il y avait eu tuerie, en affirmant à coup sûr que le général avait voulu un génocide. Encore des morts, le chaos se répercutant au fil du temps comme les conséquences du Massacre du Solstice ?
— Il… m’est venu à l’idée que si je mourais avec eux, on verrait clairement qu’il ne s’agissait pas d’un complot de ton gouvernement ou de l’oligarchie vor. Ainsi, en vivant je gagnais et en mourant je gagnais aussi. Ou du moins je servais à quelque chose. Une stratégie, en quelque sorte.
Le plus grand stratège barrayaran du siècle se massa les tempes comme si elles étaient douloureuses.
— Eh bien… en quelque sorte, oui.
— Alors, messieurs, dit Miles en avalant sa salive, quelle est la suite des réjouissances ? Va-t-on m’accuser de haute trahison ?
— Pour la deuxième fois en quatre ans ? dit Illyan. Merci bien ! J’ai déjà donné. Je vais vous faire disparaître jusqu’à ce que les choses se calment. Où, je n’ai pas encore décidé. L’île Kyril est hors de question.