— Ravi de l’apprendre. (Miles plissa les yeux.) Et pour les autres ?
— Les recrues à l’entraînement ? questionna Illyan.
— Les techs. Mes… compagnons de mutinerie.
Illyan tiqua sur le mot.
— Il serait vraiment injuste que je me tire d’affaire grâce à des privilèges vors et les laisse affronter seuls les chefs d’accusation, conclut Miles.
— Le scandale public de votre procès nuirait à la coalition centriste de votre père. Vos scrupules moraux vous honorent, Miles, mais je ne puis m’offrir le luxe de les prendre en compte.
Miles regarda fixement le Premier ministre comte Vorkosigan.
— Amiral ?
Le comte Vorkosigan suçota pensivement sa lèvre inférieure.
— Oui, je pourrais arrêter les poursuites contre eux par décret impérial, mais cette mesure entraînerait un autre prix à payer… (Il se pencha, dévisageant Miles avec une attention soutenue.) Tu ne pourrais plus jamais servir dans l’armée. Les bruits circulent, même sans procès. Aucun commandant ne voudra plus de toi. On ne te ferait pas confiance comme à un vrai officier, tu serais pour eux un artefact protégé par privilège spécial. Je ne peux exiger de quiconque de te commander avec la tête tournée tout le temps par-dessus l’épaule.
Miles exhala un long soupir.
— Bizarrement, c’étaient mes hommes. Vas-y. Annule les charges.
— Allez-vous démissionner de votre grade ? demanda Illyan, l’air abattu.
Miles, déprimé, nauséeux, glacé, répondit d’une voix grêle :
— Oui.
Illyan cessa de fixer sa console d’un regard vide et leva la tête.
— Miles, comment avez-vous appris les actes discutables du général Metzov durant la révolte de Komarr ? Cette affaire était classée secret d’Etat.
— Ah !… Ivan ne vous a pas parlé de la petite fuite dans les dossiers de la Séclmp, monsieur ?
— Quoi ?
Au diable Ivan !
— Puis-je m’asseoir, monsieur ? dit Miles, pris de faiblesse. (La pièce vacillait, des coups de marteau lui résonnaient dans la tête. Sans attendre la permission, il s’assit en tailleur sur le tapis, clignant des yeux. Son père, soucieux, fit un mouvement vers lui, puis se reprit.) J’avais vérifié les antécédents de Metzov à cause de quelque chose que m’avait dit le lieutenant Ahn. À propos, quand vous vous occuperez de Metzov, je vous suggère instamment d’administrer d’abord du thiopenta à Ahn. Il en sait plus qu’il n’en a dit. Vous le trouverez quelque part sur l’équateur, je pense.
— Mes dossiers, Miles !
— Heu ! oui, voilà. Si on met une console ultrasecrète face à une console de sortie, on peut lire de n’importe où dans le réseau vidéo les dossiers de la Sécurité. Bien entendu, il faut avoir quelqu’un au Q. G. qui puisse, et qui veuille, mettre les consoles en position et appeler les dossiers pour vous. Et vous ne pouvez pas en avoir copie par l’imprimante. Mais, euh ! j’ai pensé que vous deviez être mis au courant, monsieur.
— Sécurité parfaite, dit le comte Vorkosigan d’une voix étranglée.
Par le rire, nota Miles avec stupeur. Illyan avait l’air de qui suce un citron.
— Comment avez-vous pu… (Illyan s’interrompit pour jeter au comte un coup d’œil furibond, puis reprit :)… Comment avez-vous imaginé ça ?
— C’était enfantin.
— Vous avez dit « sécurité étanche », murmura le comte sans parvenir à étouffer un gloussement. La plus onéreuse jamais inventée. À l’épreuve des virus les plus malins, du matériel d’écoute le plus sophistiqué. Et deux enseignes passent à travers tout ça comme des fleurs ?
Piqué au vif, Illyan lança d’un ton cassant :
— Je n’ai pas promis qu’elle serait à l’épreuve des imbéciles !
Le comte Vorkosigan s’essuya les yeux et soupira.
— Ah, le facteur humain ! Nous corrigerons le défaut, Miles. Merci.
— Vous avez tout d’un canon fou, mon garçon. Vous tirez dans toutes les directions, grommela Illyan à l’intention de Miles en étirant le cou par-dessus son bureau pour le repérer sur le tapis. Ceci, ajouté à vos premières frasques avec ces sacrés mercenaires, ajouté au reste… Non, les arrêts de rigueur ne sont pas suffisants ! Je ne dormirai pas de la nuit tant que je ne vous aurai pas bouclé dans une cellule, les deux mains liées derrière le dos !
Miles, qui se sentait capable de tuer pour dormir une heure, haussa les épaules. Peut-être Illyan se laisserait-il persuader de l’envoyer bientôt dans cette jolie petite cellule tranquille.
Le comte Vorkosigan se taisait, une étrange lueur pensive dans les yeux. Illyan, remarquant cette expression, tint sa langue.
— Sinon, dit le comte Vorkosigan, il n’y a aucun doute que la Séclmp devra continuer à surveiller Miles. Pour son bien autant que pour le mien.
— Et pour celui de l’empereur, ajouta Illyan d’un ton austère. Sans oublier Barrayar. Et les innocents badauds.
— Mais quelle meilleure façon de le surveiller qu’en l’affectant à la Sécurité impériale ?
— Quoi ? s’exclamèrent ensemble Illyan et Miles d’un même glapissement horrifié.
— Vous ne parlez pas sérieusement, continua Illyan, tandis que Miles ajoutait :
— La Sécurité n’a jamais été sur ma liste des dix choix d’affectation.
— Il n’est pas question de choix, mais d’aptitude. Le commandant Cecil en a discuté avec moi un jour. Mais, ainsi que le dit Miles, il ne l’avait pas inscrit sur sa liste.
Sur cette liste, il n’avait pas non plus mis « météorologue arctique », se souvint Miles.
— Vous êtes tombé juste du premier coup, reprit Illyan. Aucun commandant militaire, y compris moi, ne voudra de lui, à présent.
— Aucun sur lequel je pourrais honorablement faire pression pour le prendre. Sauf vous. Je me suis toujours reposé sur vous, Simon, dit le comte Vorkosigan en lui décochant un curieux sourire.
Illyan parut légèrement abasourdi, en tacticien de premier plan qui commence à se voir pris au piège.
— Ça fonctionne à différents niveaux, reprit le comte Vorkosigan de la même voix douce et persuasive. Nous pouvons laisser dire que c’est de l’exil interne officieux, une rétrogradation pour disgrâce. Cela musellera mes ennemis politiques qui, autrement, s’efforceraient de tirer profit de ce gâchis. Cela atténuera l’impression que nous trouvons des excuses à une mutinerie, ce qu’aucune armée ne peut se permettre.
— Un exil réel, commenta Miles. Même s’il est officieux et interne.
— Oh que oui ! approuva à mi-voix le comte Vorkosigan. Mais pas une vraie disgrâce.
— Peut-on se fier à lui ? dit Illyan d’un ton dubitatif.
— Apparemment. (Le sourire du comte évoquait l’éclair d’une lame de couteau.) La Sécurité peut utiliser ses dons. Elle en a plus besoin qu’aucune autre section.
— Pour voir ce qui est évident ?
— Et ce qui l’est moins. On peut confier la vie de l’empereur à nombre d’officiers. À peu d’entre eux son honneur.
Illyan esquissa à contrecœur un vague signe d’acquiescement. Le comte Vorkosigan, peut-être par prudence, ne chercha pas à susciter un plus grand enthousiasme de la part de son chef de la Sécurité. Il se tourna vers Miles.
— Tu as l’air d’avoir besoin d’une infirmerie.
— D’un lit.
— Que dirais-tu d’un lit dans une infirmerie ?
Miles toussa et battit des paupières.
— Bonne idée.
— En route ! On va te trouver ça.
Miles se leva et sortit en vacillant, appuyé au bras de son père, ses pieds faisant un bruit mouillé dans leurs sacs de plastique.
— À part cela, comment était l’île Kyril, enseigne Vorkosigan ? demanda le comte. Tu ne nous as guère envoyé de vidéos, à ce qu’a remarqué ta mère.
— J’étais occupé. Voyons… Le climat était féroce, le terrain mortel, un tiers des habitants, y compris mon supérieur immédiat, étaient ivres la plupart du temps. Le Q. I. moyen était égal à la température moyenne en degrés centigrades, il n’y avait pas une femme à moins de cinq cents kilomètres à la ronde et le commandant de la base était un meurtrier psychotique. Cela dit, c’était charmant tout plein.
— Apparemment, rien n’a l’air d’avoir changé depuis vingt-cinq ans.
— Tu y as été ? (Miles lorgna son père du coin de l’œil.) Et tu as permis qu’on m’y envoie ?
— J’ai autrefois commandé la base Lazkowski pendant cinq mois, en attendant ma promotion comme capitaine sur le croiseur Général Vorkraft. Disons qu’à l’époque ma carrière subissait une éclipse politique.
Doux euphémisme…
— Et l’endroit t’a plu ?
— Je ne me rappelle pas bien. J’étais ivre les trois quarts du temps. Chacun élabore sa propre méthode pour supporter le camp Permafrost. Je dirais que tu t’en es tiré plutôt mieux que moi.
— Que tu aies pu y survivre me paraît… encourageant.
— Je t’en jugeais capable. C’est pourquoi je t’en ai parlé. Cela mis à part, je ne tiendrais pas cette expérience pour exemplaire.
Miles leva les yeux vers son père.
— Est-ce que… j’ai fait ce qu’il fallait, la nuit dernière ?
— Oui, dit simplement le comte. Ce qu’il fallait. Peut-être n’était-ce pas la meilleure parmi toutes les solutions possibles. Dans trois jours d’ici, tu imagineras peut-être la tactique idéale, mais tu étais l’homme sur le terrain à ce moment-là. Je m’efforce de m’abstenir de repenser après coup les décisions de mes officiers.
Pour la première fois depuis son départ de l’île Kyril, Miles se sentit soulagé du poids qui l’oppressait.