Grégor parut encore plus déprimé.
— Tiens, bonne idée. Fuir la maison. Je me demande jusqu’où j’irais avant qu’Illyan me rattrape.
Tous deux jetèrent un coup d’œil involontaire vers le plafond, bien qu’en vérité Miles ne fût pas certain de l’emplacement des micros.
— Mieux vaut espérer qu’Illyan te rattrape avant que quelqu’un d’autre le fasse.
Miséricorde, cette conversation devenait morbide !
— Dis-moi… N’y a-t-il pas eu un empereur de Chine qui a fini balayeur ? Et mille et un émigrés de moindre rang… des comtesses qui tenaient des restaurants… S’évader est possible.
— S’évader de son hérédité vor ? Autant… courir pour se débarrasser de son ombre !
Parfois, la nuit, la chose semblait possible, mais alors… Miles secoua la tête et inspecta le sac qui était encore bossué.
— Ah ! Tu as apporté un jeu de tacti-go. (Il n’avait aucune envie de jouer au tacti-go, ce truc l’ennuyait depuis l’âge de quatorze ans, mais tout valait mieux que ça. Il le sortit et le plaça entre eux avec un entrain forcé.) Ça me rappelle le bon vieux temps.
Hideuse pensée.
Grégor se tira de sa torpeur et engagea une manœuvre d’ouverture. Faisant semblant d’y prendre de l’intérêt, afin de distraire Miles, qui simulait de l’intérêt, afin de remonter le moral de Grégor, qui feignait… Miles, la tête ailleurs, battit Grégor beaucoup trop vite à la première partie ; à la suivante, il se concentra mieux et fut récompensé par une étincelle d’authentique intérêt – oubli de soi bienheureux – de la part de Grégor. Ils ouvrirent la seconde bouteille. Miles commença à ressentir les effets du vin langue pâteuse, somnolence et abrutissement. Cela ne lui demanda presque aucun effort pour laisser Grégor gagner.
— Je ne crois pas t’avoir battu à ce jeu depuis que tu as eu tes quatorze ans, dit Grégor avec un soupir qui dissimulait une secrète satisfaction devant le score très bas de cette dernière partie. Tu devrais être officier, bon sang !
— Ce n’est pas un bon jeu de guerre, à ce qu’en dit papa. Pas assez de facteurs de hasard et de surprises incontrôlées pour simuler la réalité. Ça me plaît tel quel.
C’était apaisant, en somme, une logique routinière sans réflexion, échec et parade, une multiplicité de coups qui s’enchaînaient, avec des options toujours parfaitement objectives.
Grégor leva les yeux.
— Il faut que tu le saches. Je ne comprends toujours pas pourquoi on t’a envoyé à l’île Kyril. Tu avais déjà commandé une vraie flotte spatiale – même s’il ne s’agissait que d’une bande de mercenaires crasseux.
— Chut ! Officiellement, cet épisode n’existe pas dans mon dossier militaire. Heureusement ! Cela n’enchanterait pas mes supérieurs. Je commandais. Je n’ai pas obéi. De toute façon, j’ai moins commandé qu’hypnotisé les Mercenaires Dendarii. Sans le capitaine Tung qui avait décidé de soutenir mes prétentions pour servir ses propres desseins, l’équipée se serait terminée de façon très déplaisante. Et beaucoup plus tôt.
— J’ai toujours cru qu’Illyan les utiliserait davantage, après, commenta Grégor. Même si c’était par inadvertance, tu avais amené secrètement au service de Barrayar toute une organisation militaire.
— Oui, et même à leur insu. Ça, alors, c’est secret.
— Allons ! Les affecter à la section d’Illyan était une fiction légale, tout le monde le savait. (Et sa propre affectation à la section d’Illyan se révélerait-elle, elle aussi, une fiction légale ?) Illyan est trop prudent pour se laisser entraîner dans des entreprises militaires intergalactiques comme passe-temps. Je crains fort que son principal intérêt envers les Mercenaires Dendarii ne soit de les tenir aussi loin que possible de Barrayar. Les mercenaires font leurs choux gras du chaos des autres peuples.
« En plus, ils sont d’une drôle de taille… moins d’une douzaine de vaisseaux, trois ou quatre mille hommes… pas ton équipe de base invisible composée de six hommes pour opération discrète, bien qu’ils puissent en composer, et pourtant ils sont trop peu pour s’engager dans des situations planétaires. Ce sont des soldats à base spatiale, et non terrienne. Leur spécialité, c’était le blocus de couloirs interstellaires. Sans danger. Peu préoccupés par le matériel, surtout attachés à bousculer les civils sans armes… c’est comme cela que j’ai fait leur connaissance, quand notre vaisseau-cargo a été arrêté par leur blocus et qu’ils sont allés trop loin dans l’intimidation. Je frémis à la pensée des risques que j’ai courus. Quoique je me sois souvent demandé, sachant ce que je sais maintenant, si j’aurais été capable… (Miles s’arrêta, secoua la tête.) Ou peut-être que c’est comme pour les hauteurs. Mieux vaut ne pas regarder en bas. On se paralyse, puis on se casse la gueule.
Miles n’aimait pas l’altitude.
— Comme expérience militaire, quelle comparaison avec la base Lazkowski ? demanda Grégor d’un ton rêveur.
— Oh ! il y avait certains points communs, admit Miles. Les deux étaient des jobs pour lesquels je n’étais pas entraîné, les deux étaient potentiellement mortels. Je m’en suis tiré avec ma peau – en en perdant un peu. L’épisode dendarii a été pire. J’ai perdu le sergent Bothari. En un sens, j’ai perdu Elena. Au moins, au camp Permafrost, j’ai réussi à ne perdre personne.
— Peut-être fais-tu des progrès.
Miles secoua la tête et but. Il aurait dû mettre de la musique. Le lourd silence de cette pièce était oppressant quand la conversation tombait. Le plafond n’était probablement pas aménagé de façon hydraulique pour descendre l’écraser dans son sommeil ; la Sécurité avait des moyens beaucoup moins salissants pour venir à bout de prisonniers récalcitrants. Il paraissait seulement s’abaisser vers lui. Bon ! je ne suis pas grand, se dit-il. Peut-être qu’il me ratera.
— Je suppose que ce ne serait pas… convenable, commença Miles avec hésitation, de te demander d’essayer de me sortir d’ici. C’est toujours assez gênant de quémander des faveurs impériales. C’est comme tricher, ou quelque chose comme ça.
— Quoi, tu demandes à un prisonnier de la Séclmp d’en sauver un autre ? (Les yeux noisette de Grégor étaient ironiques sous leurs sourcils noirs.) C’est un peu embarrassant pour moi de me heurter aux limites de mon pouvoir impérial absolu. Ton père et Illyan sont comme deux parenthèses autour de moi.
Ses mains en coupe se rapprochèrent dans un geste d’écrasement.
C’était un effet subliminal de la pièce, conclut Miles. Grégor le ressentait aussi.
— Je le ferais si je le pouvais, ajouta Grégor d’un ton plus proche de l’excuse, mais Illyan a signifié on ne peut plus clairement qu’il voulait te garder à l’ombre. Pour un temps, du moins.
— Un temps… (Miles avala la dernière gorgée de son vin et jugea plus sage de ne pas s’en resservir. L’alcool était un dépresseur, à ce qu’on disait.) Combien de temps ? Nom d’une pipe, si je n’ai pas quelque chose à faire bientôt, je vais être le premier cas de combustion humaine spontanée enregistré sur vidéo. (Il pointa un doigt vers le plafond dans un geste obscène.) Je ne demande même pas à quitter le bâtiment, mais qu’on me donne quelque chose à faire ! Un travail de bureau, de portier… Je suis un excellent artiste égoutier et je n’ai pas mon pareil pour vidanger les tuyauteries… N’importe quoi ! Papa avait discuté avec Illyan de m’affecter à la Sécurité… comme à la dernière section où l’on voudrait de moi… Il devait avoir dans l’idée autre chose qu’une mascotte !