« Et pourtant, après des années de neutralité morose et d’indifférence sur le plan de la coopération, cette région vide est soudain devenue le théâtre de ce que je suis bien forcé d’appeler une course aux armements. Les quatre voisins semblent tous s’être créé des intérêts militaires. Pol a renforcé son potentiel de combat sur l’ensemble de ses six stations de sortie interstellaires en direction du Moyeu retirant même des armées du côté tourné vers nous, ce que je trouve un peu surprenant, puisque Pol nous a témoigné une extrême méfiance depuis que nous avons pris Komarr. Le consortium de l’Ensemble de Jackson fait de même. Vervain a engagé une flotte de mercenaires appelés les Rangers de Randall.
« Toute cette activité provoque une panique larvée sur Aslund, qui a un intérêt vital dans le Moyeu de Hegen pour des raisons évidentes. Aslund consacre cette année la moitié de son budget militaire à une station de sortie de grande taille – une véritable forteresse flottante – et pour combler les trous durant ces préparatifs, son gouvernement a lui aussi engagé des hommes de main. Vous les connaissez peut-être. Ils s’appelaient la flotte des Mercenaires libres Dendarii.
Illyan marqua un temps et haussa un sourcil, guettant la réaction de Miles.
Etait-ce enfin un lien ? Miles relâcha sa respiration.
— Ils s’étaient spécialisés dans le blocus à un moment donné. C’est significatif, je pense. Ah !… On les appelait les Dendarii. Ont-ils changé de nom dernièrement ?
— Ils sont revenus depuis peu à leur dénomination première qui est, semble-t-il, les Mercenaires Oserans.
— Bizarre. Pourquoi ?
— Bonne question ! (Illyan pinça les lèvres.) Une parmi beaucoup d’autres, bien que ce ne soit guère la plus urgente. Mais c’est le rapport avec Cetaganda – ou l’absence de rapport – qui me tracasse. Le chaos généralisé dans toute la région serait aussi préjudiciable à Cetaganda qu’à nous. Mais si, une fois le chaos passé, Cetaganda finissait par avoir la haute main sur le Moyeu de Hegen… ah ! alors ces gens-là pourraient bloquer ou contrôler le trafic de Barrayar, comme nous faisons pour le leur, via Komarr. En fait, si l’on considère l’autre côté du couloir Komarr-Cetaganda comme étant sous leur contrôle, cela les mettrait en travers de deux de nos quatre principaux itinéraires galactiques. C’est labyrinthique, indirect… cela pue les méthodes de Cetaganda à plein nez. Sauf que je n’arrive pas à repérer qui tire quelques-unes des ficelles. Ils doivent être là-bas, même si je ne parviens pas encore à les voir… (Morose, Illyan secoua la tête.) Si le pas de sortie de l’Ensemble de Jackson était coupé, tout le monde devrait changer d’itinéraire et passer par l’empire de Cetaganda…
— Ou par chez nous, intervint Miles. Pourquoi Cetaganda nous accorderait-il pareille faveur ?
— J’ai pensé à une possibilité. En fait, à neuf. Mais celle-ci est pour vous, Miles. Quelle est la meilleure façon de s’emparer d’un couloir de navigation ?
— Par les deux extrémités en même temps, récita Miles par pur automatisme.
— Ce qui est une des raisons pour lesquelles Pol a pris soin de ne jamais nous laisser masser la moindre force militaire dans le Moyeu de Hegen. Mais supposons que quelqu’un sur Pol ait vent de cette vilaine rumeur que j’ai eu tant de mal à étouffer, selon laquelle les Mercenaires Dendarii sont l’armée privée d’un certain petit seigneur vor de Barrayar ? Que vont penser ces gens-là ?
— Que nous nous préparons à les attaquer, dit Miles. Ils pourraient devenir paranoïaques… paniquer… et même rechercher une alliance temporaire avec, mettons, Cetaganda ?
— Très bien, répliqua Illyan avec un hochement de tête approbateur.
Le capitaine Ungari, qui avait écouté avec la patience de qui a déjà réfléchi au problème, jeta un coup d’œil légèrement approbateur à Miles et accepta lui aussi l’hypothèse d’un signe de tête.
— Mais même si on les considère comme une armée indépendante, reprit Illyan, les Dendarii ont une influence déstabilisante supplémentaire dans la région. La situation, dans son ensemble, est inquiétante… Elle se tend de jour en jour, sans raison apparente. Une force armée légèrement supérieure… une erreur… un incident mortel… risque de déclencher des troubles, le chaos classique, le vrai, impossible à arrêter. Des raisons, Miles ! Je veux des renseignements.
D’une façon générale, Illyan voulait des renseignements avec la même passion qu’un drogué en manque réclame sa piqûre. Il se tourna vers Ungari.
— Alors, qu’en pensez-vous, capitaine ? Fera-t-il l’affaire ?
Ungari mûrit longuement sa réponse.
— Il est physiquement plus frappant que je ne m’y attendais.
— En tant que camouflage, ce n’est pas forcément un inconvénient. En sa compagnie, vous devriez devenir quasi invisible. La chèvre servant de paravent au chasseur.
— Peut-être. Mais a-t-il la carrure suffisante ? Je n’aurai pas un temps fou à consacrer au baby-sitting.
À en juger par sa voix, Ungari était un de ces officiers modernes qui ont reçu de l’éducation, bien qu’il ne portât pas épinglé à son revers l’insigne d’une académie militaire.
— L’amiral semble le penser. Qui suis-je pour en discuter ?
Ungari lança un coup d’œil en direction de Miles.
— Etes-vous sûr que le jugement de l’amiral n’est pas influencé par… des espérances personnelles ?
Vous voulez dire qu’il prend ses désirs pour la réalité, fut la traduction que se fit mentalement Miles de cette délicate hésitation.
— Ce serait bien la première fois, riposta Illyan avec un haussement d’épaules.
Et il y a une première fois pour tout, pensa simultanément le trio. Illyan se tourna vers Miles et le tint sous le feu de son regard.
— Miles, vous croyez-vous capable – si besoin est – de jouer de nouveau le rôle de l’amiral Naismith, pour un temps bref ?
Il l’avait senti venir, mais, prononcés à haute voix, les mots lui hérissèrent l’échine. Ressusciter cette persona supprimée… Ce n’était pas qu’un rôle, Illyan !
— Aucun problème pour rejouer les Naismith, bien sûr. C’est d’arrêter de les jouer qui m’effraie.
Illyan se permit un sourire glacial, traitant la remarque en boutade. Miles sourit jaune. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c’était… Trois quarts trucage et boniments, un quart… d’autre chose. Zen, Gestalt, illusion ? Des moments incontrôlables d’exaltation dans l’état alpha… Pourrait-il recommencer ? Peut-être en savait-il trop désormais. D’abord on se paralyse, puis on se casse la gueule. Peut-être ne serait-ce que de la comédie, cette fois-ci.
Illyan se rejeta en arrière dans son fauteuil, leva les mains paume contre paume et les laissa tomber dans un geste libérateur.
— Très bien, capitaine Ungari. Il est à vous. Usez de lui comme bon vous semble. Votre mission, donc, est de rassembler des renseignements sur la situation actuelle dans le Moyeu de Hegen ; en second lieu, si possible, d’utiliser l’enseigne Vorkosigan pour écarter de la scène les Mercenaires Dendarii. Si vous décidez d’établir un contrat bidon afin de les éloigner du Moyeu, vous pouvez tirer sur le compte des opérations secrètes un acompte convaincant. Vous connaissez les résultats que je veux. Je regrette de ne pouvoir rendre mes ordres plus spécifiques, faute de renseignements que vous-même devrez obtenir.