Miles se campa, les jambes légèrement écartées, et, rejetant la tête en arrière, lui rendit un regard d’une égale intensité. L’homme semblant se soucier comme de sa première chemise des insignes de Miles, celui-ci, exaspéré, s’exclama sèchement :
— Tous les gardiens sont-ils en vacances ou y a-t-il quelqu’un pour diriger ce zoo ?
Les yeux de l’homme étincelèrent, comme si leur fer avait frappé du silex ; une petite sonnette d’alarme retentit dans le cerveau de Miles. Trop tard. Ohé, salut ! cria un observateur pris de fou rire au fond de son esprit en faisant force courbettes. Je suis votre nouvelle attraction ! Miles fit taire impitoyablement cette voix. Il n’y avait pas un poil d’humour dans cette figure ravinée qui le surplombait.
Dilatant la narine, le commandant de la base foudroya Miles du regard et déclara d’une voix grondante :
— C’est moi qui le dirige, enseigne.
Un brouillard épais montait de la mer dont on entendait le murmure lointain quand Miles prit enfin le chemin de ses nouveaux quartiers. La caserne des officiers et tout ce qui l’entourait étaient plongés dans une obscurité grisâtre et givrée. Miles conclut que c’était un présage.
Seigneur, que l’hiver allait être long !
2
En pénétrant dans le bureau d’Ahn le lendemain matin, à une heure qu’il jugeait convenable pour commencer une journée de travail, Miles fut surpris de trouver le lieutenant éveillé, sobre et en uniforme. Non pas qu’il eût précisément bonne mine ; le teint terreux, la respiration sifflante, il était tassé sur son siège et contemplait, paupières plissées, une vidéo météo infographique en couleurs. L’hologramme zoomait et se modifiait à en donner le vertige au rythme des signaux qu’Ahn envoyait par la télécommande qu’il serrait dans sa paume moite et tremblante.
— Bonjour, mon lieutenant.
Miles, par compassion, assourdit le son de sa voix et ferma la porte sans la claquer.
— Hein ? (Ahn leva la tête et lui rendit machinalement son salut.) Qui diable êtes-vous, heu… enseigne ?
— Votre remplaçant, mon lieutenant. Personne ne vous a averti de mon arrivée ?
— Oh si ! dit Ahn dont l’expression s’éclaira aussitôt. Très bien, entrez.
Miles, déjà dans la pièce, s’en tint à un bref sourire.
— J’avais l’intention de vous accueillir sur la piste, reprit Ahn. Vous êtes en avance, mais vous semblez être parvenu à bon port.
— Je suis arrivé hier, mon lieutenant.
— Oh ! Vous auriez dû vous présenter.
— Je l’ai fait, mon lieutenant.
— Oh ! dit Ahn lorgnant Miles avec inquiétude. Vraiment ?
— Vous m’avez promis de me donner des indications techniques complètes concernant le bureau ce matin, mon lieutenant, ajouta Miles, sautant sur l’occasion.
— Ah ? (Ahn cligna des paupières et son expression soucieuse se dissipa quelque peu.) Eh bien, heu…
Il se frotta la figure, regarda alentour. Il borna sa réaction devant l’apparence physique de Miles à un regard discret et, ayant peut-être conclu qu’ils s’étaient débarrassés la veille du devoir mondain des présentations, se lança aussitôt dans une description du matériel aligné le long du mur, en allant de gauche à droite.
Ce fut littéralement une introduction : tous les ordinateurs avaient des prénoms féminins. Hormis une tendance à parler de ses machines comme si elles étaient humaines, Ahn se montra assez cohérent dans les explications détaillées de son travail, s’abîmant dans un silence gêné quand il s’écartait accidentellement du sujet. Miles le ramenait en douceur à la météo en posant des questions pleines de pertinence et prenait des notes. Après une recherche tous azimuts dans la pièce, Ahn finit par dégoter les disquettes sous les ordinateurs. Il fit du café frais dans une cafetière non réglementaire – baptisée « Georgette » –, discrètement dissimulée dans un placard d’angle, puis emmena Miles sur le toit du bâtiment pour lui montrer le centre de captage de données qui y était installé.
Ahn passa en revue assez sommairement les appareils de mesure, les récepteurs et les sondes. Sa migraine semblait empirer avec ses efforts matinaux. Il s’appuya de tout son poids sur le garde-fou garanti contre la corrosion qui entourait la station automatisée et, les yeux plissés, contempla l’horizon lointain. Miles afficha la mine d’un subordonné respectueux pendant qu’il s’absorbait dans une méditation profonde de quelques minutes face à chacun des points cardinaux. À moins que cette expression introspective ne signifiât seulement qu’il s’apprêtait à vomir.
Il régnait une pâle clarté, le soleil s’était levé deux heures après minuit, se rappela Miles. Ils venaient de vivre les nuits les plus courtes de l’année sous cette latitude. De ce point de vue privilégié, Miles examina avec intérêt la base Lazkowski et le paysage plat qui s’étendait au-delà.
L’île Kyril était une masse ovoïde d’environ soixante-dix kilomètres de large sur cent soixante de long, distante de plus de cinq cents kilomètres de toute terre la plus proche. Informe et marron, voilà les épithètes qui décrivaient le mieux tant la base que l’île. La majorité des bâtiments voisins, y compris le baraquement de Miles réservé aux officiers, étaient enfouis sous la tourbe du pays. Personne ne s’était donné la peine de tenter de transformer le sol en terre cultivable. L’île conservait son écologie originelle barrayarane, marquée par les stigmates d’une exploitation à courte vue. De longs rouleaux de tourbe recouvraient les casernes destinées aux fantassins venant s’entraîner l’hiver, à présent vides et silencieuses. Des ornières boueuses remplies d’eau se déployaient en direction des champs de tir déserts, des parcours d’obstacles et des zones d’exercice que grêlait l’impact des balles.
Au sud, la mer couleur de plomb ondulait lourdement, réduisant à néant les efforts du soleil. Dans le septentrion, une ligne grise marquait la limite de la toundra le long d’une chaîne de volcans éteints.
Miles avait exécuté sa courte préparation d’officier en matière de manœuvres hivernales dans l’Escarpement noir, une région montagneuse au cœur du second continent de Barrayar ; des tonnes de neige, bien sûr, et un terrain meurtrier, mais l’air y était sec et revigorant. Ici, même en plein été, l’humidité marine s’infiltrait sous son ample parka et lui donnait l’impression de lui ronger les os à l’endroit de chaque vieille cicatrice. Miles se secoua pour lutter contre cette sensation, sans résultat.
Ahn, toujours affalé sur le garde-fou, lui jeta un coup d’œil à la dérobée.
— Dites-moi, enseigne, avez-vous un lien de parenté avec le Vorkosigan ? Je me suis posé la question en voyant le nom sur les ordres, l’autre jour.
— C’est mon père.
— Bonté divine ! (Ahn cilla et se redressa, puis s’affala de nouveau sur ses coudes.) Bonté divine ! répéta-t-il, avant de se mordre la lèvre, fasciné, une franche curiosité éclairant brièvement son regard morose. Quel genre d’homme est-ce ?
Quelle question à la noix ! songea Miles avec exaspération. Amiral comte Aral Vorkosigan. Le colosse de l’histoire barrayarane du demi-siècle. Le conquérant de Komarr, le héros de l’effroyable retraite d’Escobar. Seize ans durant seigneur régent de Barrayar pendant la minorité agitée de l’empereur Grégor ; le Premier ministre investi de toute la confiance de l’empereur au cours des quatre années suivantes. Le destructeur des prétentions au trône de Vordarian, la cheville ouvrière de la singulière victoire de la Troisième Guerre cetagandane, le chevaucheur de tigre jamais désarçonné des manœuvres politiques intestines meurtrières de Barrayar depuis deux décennies. Le Vorkosigan.