Je l’ai vu rire de ravissement sur le quai de Vorkosigan Surleau, criant des instructions vers le large le matin où j’ai manœuvré pour la première fois un dériveur, l’ai fait chavirer et l’ai redressé tout seul. Je l’ai vu pleurer jusqu’à en avoir le nez qui coule, plus ivre que vous ne l’étiez hier, Ahn, le soir où nous avons appris que le commandant Duvallier avait été exécuté pour espionnage. Je l’ai vu en fureur, si cramoisi que nous l’avons cru au bord de l’infarctus, quand les rapports sont arrivés, expliquant en détail les erreurs stupides qui ont conduit aux dernières émeutes sur Solstice. Je l’ai vu errer dans Vorkosigan House à l’aube en sous-vêtements, bâillant et asticotant ma mère ensommeillée pour qu’elle l’aide à trouver deux chaussettes faisant la paire. Il ne ressemble à rien, Ahn. C’est l’original.
— Barrayar lui tient à cœur, répondit finalement Miles quand le silence devint trop pesant. Il… il est difficile à définir.
« Ah, j’oubliais ! Son unique enfant est un mutant difforme.
— Je m’en doute.
Ahn exhala son souffle – geste de sympathie ou nausée ?
Miles conclut qu’il pouvait tolérer la sympathie d’Ahn. Elle ne contenait pas trace de cette satanée pitié condescendante ni, ce qui était intéressant, de la répugnance qu’il suscitait dans la majorité des cas. C’est parce que je suis son remplaçant, se dit Miles. Même si j’avais deux têtes, il serait transporté de joie de me voir là.
— Ainsi donc, vous marchez sur les traces de votre paternel ? dit Ahn d’une voix égale. (Il ajouta d’un ton plus dubitatif en jetant un regard alentour :) Ici ?
— Je suis un Vor, répliqua Miles avec impatience. Je sers. Ou, tout au moins, je m’y efforce. À quelque poste que l’on m’affecte. C’était l’accord conclu.
Ahn haussa les épaules en signe de perplexité envers Miles ou envers les lubies de l’armée qui l’avait envoyé à l’île Kyril, Miles n’aurait su le dire.
— En tout cas, dit-il en prenant appui sur le garde-fou pour s’en écarter avec un grognement, le oua-oua fait le mort, aujourd’hui.
— Le quoi ?
Ahn bâilla et tapota une série de chiffres – purement imaginaires, selon Miles – sur le tableau représentant les prédictions de la météo du jour heure par heure.
— Le oua-oua. Personne ne vous a parlé du oua-oua ?
— Non.
— On aurait dû, et sans perdre une minute. Diablement dangereux, le oua-oua.
Miles se demanda si Ahn n’essayait pas de se payer sa tête. Les plaisanteries étaient une façon d’atteindre une victime assez subtile pour pénétrer même le rempart du rang, Miles l’avait constaté. La haine franche d’une raclée n’infligeait que de la souffrance physique.
Ahn se pencha de nouveau par-dessus le garde-fou, l’index pointé.
— Vous voyez toutes ces cordes tendues d’une porte à l’autre entre les bâtiments ? Quand le oua-oua se lève, on s’y accroche pour éviter d’être emporté par le souffle. Si vous lâchez prise, ne gesticulez pas pour essayer de vous arrêter. J’ai vu je ne sais combien de gars se briser les poignets en faisant ça. Mettez-vous en boule et laissez-vous rouler.
— Qu’est-ce que c’est que ce oua-oua, mon lieutenant ?
— Un vent violent. Subit. Je l’ai vu passer en sept minutes du calme plat à la vitesse de cent soixante kilomètres à l’heure, avec chute du thermomètre de dix degrés au-dessus de zéro à vingt au-dessous. Le oua-oua peut sévir de dix minutes à deux jours. Ici, ces vents soufflent presque toujours du nord-ouest quand les conditions sont favorables. La station la plus éloignée sur la côte nous donne un avertissement une vingtaine de minutes avant. Nous déclenchons une sirène. Cela veut dire que vous ne devez jamais vous laisser surprendre sans votre équipement contre le froid ou à moins d’un quart d’heure de distance d’un bunker. Il y a des bunkers tout autour des champs de manœuvre. (Ahn agita le bras dans la direction adéquate, sérieux comme un pape.) Dès que vous entendez la sirène, filez vous mettre à l’abri. Etant donné votre taille, si vous étiez emporté jusqu’à la mer, on ne vous retrouverait jamais.
— Entendu, répliqua Miles, résolu à vérifier à la première occasion ces prétendus faits dans les dossiers météo de la base. (Il tendit le cou pour jeter un œil au tableau d’Ahn.) D’où tirez-vous les chiffres que vous venez d’enregistrer ?
Ahn regarda son tableau avec surprise.
— Eh bien… ce sont des chiffres exacts.
— Je ne mets pas en doute leur exactitude, reprit Miles avec patience. Je voudrais savoir comment vous les avez trouvés, afin que je puisse le faire demain, pendant que vous êtes encore là pour me corriger.
Ahn, dépité, agita sa main libre.
— Ma foi…
— Vous ne les inventez pas ? dit Miles, soupçonneux.
— Non, protesta Ahn. Je n’y ai pas réfléchi, mais je dirais que c’est l’odeur qu’il y a dans l’air aujourd’hui.
Il aspira profondément, par voie de démonstration.
Miles plissa le nez et s’essaya à renifler. Froid, sel marin, vase du rivage, humidité et moisissure. Des circuits surchauffés dans certains des innombrables instruments qui clignotaient et tournoyaient à côté de lui. La température désagréable, la pression barométrique et l’humidité présentes, pour ne rien dire de celles des dix-huit heures à venir, rien de tout cela n’émergeait des informations olfactives assaillant ses narines à lui. Il désigna du pouce le matériel météo.
— Est-ce qu’il y a là-dedans une sorte d’appareil à mesurer les odeurs pour reproduire ce que vous faites ?
Ahn eut l’air sincèrement déconcerté, comme si son système interne, quel qu’il fût, avait été désorganisé par la soudaine prise de conscience qu’il en avait un.
— Désolé, enseigne Vorkosigan. Nous disposons des projections habituelles fournies par ordinateur, naturellement, mais, pour vous dire la vérité, je ne m’en suis pas servi depuis des années. Elles ne sont pas assez précises.
Miles fixa Ahn et en vint à une horrible conclusion. Le lieutenant n’était ni un menteur ni un plaisantin, et il n’inventait rien. C’était son expérience de quinze années, devenue subliminale, qui exerçait ces fonctions subtiles. Le fruit d’une longue expérience.
Plus tard dans la journée, expliquant en toute sincérité qu’il se familiarisait avec les systèmes, Miles vérifia discrètement dans les archives météo de la base toutes les assertions stupéfiantes du lieutenant.
Ahn n’avait pas raconté de boniments à propos des projections infographiques. Le système automatisé fournissait des paramètres locaux d’une précision de quatre-vingt-six pour cent, tombant à soixante-treize pour cent pour des prévisions à une semaine. Ahn et son nez magique avaient une précision de quatre-vingt-seize pour cent pour la même durée. Quand Ahn s’en ira, cette île va accuser une baisse de onze à vingt et un pour cent dans ses prévisions météo. Tout le monde va s’en apercevoir.
Officier du service météorologique au camp Permafrost était un poste nettement plus chargé de responsabilités que Miles ne l’avait cru au départ. Ici, le temps pouvait être mortel.
Et ce type va me laisser seul sur cette île avec six mille hommes armés et me dire d’aller renifler pour voir s’il vient des oua-ouas ?