Il médita sur les poids relatifs de l’abri et du scat-cat. La vidéo d’un oua-oua typique que lui avait montrée Ahn était restée imprimée dans son esprit. L’image des latrines portatives emportées dans les airs à cent kilomètres à l’heure l’avait particulièrement impressionné. Ahn n’avait pas su lui dire si quelqu’un s’y trouvait au moment de la prise de vues. Miles, par précaution, attacha l’abri au scat-cat à l’aide d’une courte chaîne. Satisfait, il se glissa à l’intérieur.
L’équipement était de tout premier ordre. Il suspendit au plafond, puis alluma le radiateur-tube ; assis en tailleur, appréciant sa douce chaleur, il réchauffa, sur une plaque escamotable, un plateau contenant du ragoût, des légumes et du riz, se prépara un jus de fruits en poudre. Après avoir mangé, il s’étendit sur une couchette confortable et inséra une disquette de livre dans son visualiseur.
Il avait été sous tension ces dernières semaines. Ces dernières années. La disquette-livre, un roman sur les mœurs de Beta que la comtesse lui avait recommandé, n’avait absolument rien à voir avec Barrayar, les manœuvres militaires, les mutations, la politique ou le temps. Sans s’en rendre compte, il finit par plonger dans le sommeil.
Il se réveilla en sursaut, dans une obscurité épaisse que dorait seulement la faible clarté du radiateur-tube. Il avait l’impression d’avoir dormi longtemps ; pourtant, les sections transparentes de son abri-bulle étaient noires comme poix. Une panique irraisonnée lui serra la gorge. Il jeta un coup d’œil à l’écran lumineux de son chronomètre de poignet.
C’aurait dû être le plein jour.
Les parois flexibles de l’abri s’incurvaient à l’intérieur. Il ne restait pas un tiers du volume originel, et le sol était plissé. Miles enfonça le doigt dans le mince plastique froid. Celui-ci céda lentement, comme du beurre ramolli, et le creux y resta imprimé. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Il avait des battements de tambour dans la tête, la gorge nouée ; l’air était humide et sentait le renfermé. On aurait dit… un manque d’oxygène et un excès de gaz carbonique dans un accident spatial. Ici ? Il lui sembla que le sol s’inclinait.
Le sol était bel et bien incliné ; il s’en rendit compte lorsque sa jambe fut aspirée avec force dans une sorte de magma. D’une secousse violente, il la dégagea. Luttant contre la panique provoquée par le gaz carbonique, il resta couché sur le dos, s’efforçant de respirer calmement.
Je suis sous terre. Enfoui dans de la boue mouvante. Les deux salopards du garage lui auraient-ils joué un tour ? Il avait foncé dans le panneau tête baissée !
Détends-toi ! s’ordonna-t-il. La surface, l’air libre, n’était peut-être qu’à dix centimètres au-dessus. Ou à dix mètres… Cool ! Il tâtonna à la recherche d’une sonde. Il y avait bien un long tube télescopique destiné à prélever des échantillons de glace, mais il était dans le scat-cat… avec le radiotéléphone. Autrement dit, d’après l’angle du sol, à deux mètres cinquante au-dessous de Miles. C’était le scat-cat qui l’entraînait vers le fond. L’abri-bulle seul aurait peut-être flotté dans cette mare de boue. S’il parvenait à détacher la chaîne, l’abri remonterait-il ? Pas assez vite. Miles sentait sa poitrine emplie de coton. Il devait se frayer une voie jusqu’à l’air libre sous peine de périr asphyxié. Au sein de la terre, au sein de la tourbe.
Ses parents assisteraient-ils à l’ouverture de ce tombeau, quand le scat-cat et l’abri seraient extraits de la fondrière par le treuil d’une puissante aérogrue… et qu’on découvrirait son corps gelé, la bouche tordue par un rictus, baignant dans cet atroce sac amniotique ? Détends-toi !
Il se leva et poussa sur le toit. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sol mou, mais il réussit à dégager un des piquets de l’armature intérieure de la bulle, maintenant arrondie en une courbe excessive. Dans l’air raréfié, l’effort produit faillit le faire s’évanouir. Il repéra le haut du Velcro et l’ouvrit juste assez pour y passer le piquet. Il craignait que la boue noire ne se déverse d’un coup et ne le noie, mais elle s’infiltra seulement par petites masses extrudées qui tombaient avec un bruit mou. La comparaison était évidente et répugnante. Bon Dieu, dire que je m’étais déjà cru auparavant en plein merdier !
Il poussa le piquet vers le haut. Lequel résista, glissant dans ses paumes moites de sueur. Pas dix centimètres. Pas vingt. Un mètre, un mètre trente, et sa sonde n’était plus assez longue. Il s’arrêta un instant, assura sa prise, poussa encore. Est-ce que la résistance ne diminuait pas ? Avait-il atteint la surface ? Il essaya d’agiter sa sonde de droite à gauche, mais la gangue l’engluait.
Peut-être un peu moins que sa propre stature entre le sommet de l’abri et l’air libre. Respirer, expirer. Combien de temps lui faudrait-il pour s’y creuser un chemin ? À quelle vitesse un trou se refermait-il dans ce cloaque ? Sa vision se brouillait et ce n’était pas parce que la clarté faiblissait. Il éteignit le radiateur-tube et l’enfonça dans la poche de poitrine de sa veste. L’obscurité sinistre le fit frissonner. Ou peut-être était-ce le gaz carbonique. C’était maintenant ou jamais.
Mû par une impulsion, il détacha ses boots et la boucle de sa ceinture, puis ouvrit le Velcro. Il se mit à creuser comme un chien, refoulant au-dessous de lui de grosses masses de boue dans le petit espace libre de la bulle. Il se faufila par l’ouverture, s’arma de tout son courage, respira à fond une dernière fois et se hissa vers le haut.
Son cœur battait la breloque, un voile rouge masquait sa vision quand sa tête émergea en surface. De l’air ! Il cracha de la vase et des bouts de fougère, cligna des paupières pour tenter de s’éclaircir la vue et de se déboucher le nez. Non sans mal, il dégagea une main, puis l’autre et essaya de se hisser à plat, comme une grenouille. Le froid l’étourdissait. La boue se refermait autour de ses jambes, paralysante. Il étira ses orteils au maximum sur le toit de l’abri, qui s’enfonça ; il ne gagna qu’un centimètre. Changeant de tactique, il agrippa des fougères. Elles cédèrent. Il en saisit d’autres. Il progressa légèrement, heureux de la morsure de l’air froid dans sa gorge. L’étau se resserra. Il agita vainement les jambes une dernière fois. Oh ! hisse !
Ses jambes glissèrent hors de ses boots et de son pantalon, ses hanches se libérèrent avec un bruit de succion et il roula sur lui-même. Il s’étendit, jambes et bras écartés, pour obtenir le maximum de support sur la surface traîtresse, le visage tourné vers le ciel gris tourbillonnant. Sa veste et ses sous-vêtements étaient imbibés de vase, et il avait perdu une de ses chaussettes thermiques, ainsi que ses boots et son pantalon.
Il tombait un fin grésil.
On le découvrit plusieurs heures plus tard, couché en rond autour du radiateur-tube qui se refroidissait dans une vitrine de matériel éventrée de la station météo. Ses orbites étaient creuses dans son visage strié de noir, ses orteils et ses oreilles blancs. De ses doigts gourds et violacés, il plaquait l’un contre l’autre deux fils électriques selon un rythme régulier et hypnotique, le code d’urgence de l’armée. Lequel devait se traduire en poussées de parasites dans l’enregistreur de pression barométrique de la salle météo de la base. Système efficace à condition que quelqu’un veuille bien se donner la peine de remarquer les anomalies.
Ses doigts continuèrent à frémir à ce rythme plusieurs minutes après qu’on l’eut extirpé de sa boîte. De la glace se détacha en craquant du dos de sa veste quand on essaya de le redresser. Pendant longtemps, on ne parvint pas à obtenir de lui le moindre mot, en dehors d’un sifflement tremblotant. Seuls ses yeux brûlaient.