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Ce ne fut qu’après plusieurs minutes de ce bavardage incohérent que je compris qu’elle ne savait pas très bien elle-même ce qu’elle disait, parce qu’elle était plongée dans une terreur extrême. Sur le seuil de la demeure, nous fûmes salués par un esclave chauve et édenté à côté duquel se tenait une femme bancale et borgne. Tous deux s’agenouillèrent devant mon père pour lui débiter un compliment de bienvenue qui leur avait été manifestement appris par ma tante. Visiblement gêné, mon père se tourna vers cette dernière et lui déclara que c’était elle l’hôtesse de ces lieux. Aussitôt entrés, nous fûmes pris d’une quinte de toux car la pièce était emplie de fumée, tante Laelia ayant en notre honneur fait allumer un feu sur l’autel domestique. À travers la fumée, je distinguai à peine les statues de terre cuite de nos dieux lares et de nos pénates.

En balbutiant et gesticulant d’énervement, tante Laelia se lança, entre deux quintes, dans de filandreuses explications : selon les traditions de la gens des Manilianus, nous aurions vraiment dû sacrifier un cochon. Mais comme elle n’était pas sûre du jour de notre arrivée, elle n’avait pas acheté de porc et ne pouvait nous offrir que des olives, du fromage et de la soupe de racines. Elle-même ne mangeait plus de viande depuis longtemps.

Notre regard parcourut les salles de la maison et nous vîmes les toiles d’araignée dans les coins, le piètre état des lits et de quelques autres pauvres pièces de mobilier et je compris tout à coup que notre noble et très respectée tante Laelia vivait dans la plus noire misère. Il ne restait plus de la bibliothèque de Manilius l’astronome que quelques rouleaux rongés par les rats. La tante dut même avouer qu’elle avait vendu le buste du grand homme à la bibliothèque publique sise au pied du Palatin. À la fin, n’y tenant plus, elle se répandit en larmes amères :

— Blâme-moi, Marcus, tu en as le droit. Je suis une piètre maîtresse de maison, car j’ai connu des jours meilleurs dans ma jeunesse. Je n’aurais même pas réussi à garder cette demeure dans les biens de la gens si tu ne m’avais envoyé de l’argent d’Antioche. Je ne sais où s’est englouti cet argent, mais au moins, il n’a pas été dissipé en frivolités, en vins et en onguents parfumés. J’espère toujours que mon destin va bientôt changer, selon ce qui m’a été prédit. Alors, tu ne devrais pas te courroucer contre moi ni me demander des comptes détaillés de l’argent que tu m’as envoyé.

Mais mon père lui assura qu’il n’était pas venu à Rome en expert-comptable. Au contraire, il regrettait vivement de ne pas lui avoir envoyé davantage d’argent pour l’entretien et les réparations de la maison. Mais à présent tout allait changer, comme on l’avait prédit à tante Laelia. Mon père pria Barbus de défaire les ballots et d’étaler sur le sol les riches tissus orientaux. Il offrit à la tante une robe et un voile de soie, lui suspendit au cou un collier de joyaux et l’invita à essayer une paire de chaussures en cuir rouge. Il lui remit aussi une superbe perruque et elle pleura encore plus fort.

— Oh ! Marcus, sanglota-t-elle, tu es donc bien riche ? Tous ces précieux objets, tu les as honnêtement acquis, n’est-ce pas ? Je craignais que tu n’eusses sombré dans les vices de l’Orient comme tant de Romains qui y ont trop longtemps séjourné. Voilà pourquoi la vue de ton visage bouffi m’a remplie d’inquiétude. Mais sans doute ma vision était-elle brouillée par les larmes. À te considérer plus sereinement, il me semble que je m’habituerai à ta vue et que peut-être tu ne vas plus me paraître aussi laid qu’au premier abord.

La vérité était que la tante croyait dur comme fer que mon père n’était revenu que pour reprendre la maison et l’envoyer croupir dans la misère, au fin fond de quelque campagne. Cette conviction était si profondément enracinée en elle, qu’elle ne cessait de répéter qu’elle ne pourrait jamais vivre ailleurs qu’à Rome. Peu à peu, son courage s’affermit : n’était-elle pas veuve de sénateur ? Elle nous assura qu’on continuait de la recevoir dans bon nombre des plus anciennes maisons de Rome, bien que son époux, Cnaius Laelius, fût mort depuis très longtemps, à l’époque de l’empereur Tibère.

Je la priai de me parler du sénateur, mais la tante eut une moue en écoutant ma requête :

— Marcus, dit-elle à mon père, comment est-ce possible ? Comment se fait-il que ton fils parle latin avec un accent syrien aussi effroyable ? Nous devons corriger cela si nous ne voulons pas qu’il se couvre de ridicule.

Mon père répliqua avec son impassibilité habituelle que lui-même avait si longtemps parlé le grec et l’araméen que sa prononciation devait aussi paraître étrange.

— Peut-être bien, rétorqua la tante sur un ton caustique, toi, tu es vieux et tout le monde pensera que tu as pris cet accent étranger dans une garnison ou quelque autre poste lointain. Mais il faut que tu embauches un bon tuteur ou un acteur pour améliorer la diction de Minutus. Il devra fréquenter les théâtres et les lectures publiques. Claude est particulièrement soucieux de pureté au langage, même s’il laisse ses affranchis s’entretenir en grec des affaires de l’État, et même si sa femme se conduit d’une manière que la pudeur m’interdit de préciser.

Puis elle se tourna vers moi :

— Mon pauvre époux, le sénateur Cnaius, n’était pas plus stupide ni plus simple que Claude. Oui, Claude, à une certaine époque, est même allé jusqu’à fiancer son fils encore mineur à la fille de Séjan, et lui-même a épousé la sœur adoptive de celui-ci. Le garçon était aussi étourdi que son père et plus tard, il se tua en heurtant un poirier. Je veux dire que mon défunt époux lui aussi a recherché les faveurs du préfet Séjan et a cru servir l’État en agissant ainsi. Et toi, Marcus, ne t’es-tu pas en quelque façon mêlé aux intrigues de Séjan ? Tu as disparu si brusquement de Rome, peu avant que la conspiration ne soit révélée ! Pendant des années, plus personne n’a entendu parler de toi. En fait, c’est parce qu’on ne savait plus rien de toi que le cher empereur Caius a retiré ton nom de la liste des chevaliers. « Moi non plus, je ne sais rien de lui » a dit Caius en riant et il a barré ton nom. C’est tout ce que je sais là-dessus. Mais peut-être s’est-on refusé à m’en dire davantage, par égard pour moi.

D’un ton sec, mon père répondit que, dès le lendemain, il se rendrait aux archives de l’État pour demander la raison de cette radiation. Cette réponse ne parut guère réjouir tante Laelia.

— Ne serait-il pas plus prudent, objecta-t-elle, de renoncer à déterrer une affaire oubliée ? Quoiqu’il ait réparé beaucoup d’erreurs politiques de Caligula, Claude se montre parfois irritable et capricieux, surtout quand il a bu.

« Mais enfin, concéda-t-elle, je comprends que, pour le bien de Minutus, il nous faut faire tout notre possible pour restaurer l’honneur de la famille. Le moyen le plus rapide d’y parvenir, serait de donner la toge virile à ton fils en s’arrangeant pour qu’il se trouve le plus vite possible sous les yeux de Valeria Messaline. La jeune impératrice apprécie les jeunes gens qui viennent à peine de recevoir la toge virile, et elle aime à les inviter dans sa chambre pour les questionner en tête à tête sur leurs ancêtres et sur leurs espoirs. Si je n’étais pas si fière, je demanderais audience à cette putain pour qu’elle s’occupe de l’avenir de Minutus. Mais j’ai bien peur qu’elle ne refuse de me recevoir. Elle ne sait que trop bien que j’ai été la meilleure amie de l’empereur Caius dans sa jeunesse. En fait, j’ai été parmi les quelques Romaines qui ont aidé Agrippine et la jeune Julia à leur retour d’exil à donner aux restes de leur pauvre frère une sépulture correcte. Le pauvre Caius a été assassiné de si brutale manière ! Et ensuite, les Juifs ont financé la prise du pouvoir par Claude. Agrippine a mis la main sur un riche parti, mais Julia a été de nouveau bannie de Rome : Messaline trouvait que la jeune fille tournait beaucoup trop autour de son oncle Claude. Ces deux ardentes jeunes filles sont à l’origine de beaucoup d’exils. Je me souviens d’un certain Tigellinus, qui, pour être dépourvu d’éducation, comptait assurément parmi les plus beaux jeunes gens de Rome. Son bannissement ne l’a guère ému, car il s’est lancé aussitôt dans une affaire de pêcherie et on dit maintenant qu’il élève des chevaux de course. Puis il y a eu un philosophe espagnol, Sénèque, qui avait déjà publié plusieurs livres et qui, en dépit de sa consomption, avait certaines relations avec Julia. On l’a relégué en Corse pendant plusieurs années. Messaline estimait qu’il n’était pas convenable qu’une nièce de Claude ne fût pas chaste, même si sa liaison demeurait secrète. Peu importe, puisque aujourd’hui seule Agrippine vit encore.