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On me montra un jour, dans la foule des spectateurs, Valeria Messaline et sa suite brillante. Je l’examinai avec curiosité. Certes, je ne m’étais pas approché, mais de loin elle ne paraissait pas aussi belle qu’on le disait. Son fils de sept ans, que Claude avait nommé Britannicus en souvenir d’une victoire sur les Bretons, était un pâle gringalet visiblement terrorisé par sa monture. La noblesse de ses origines le désignait pour chevaucher en tête des cavaliers et conduire leurs manœuvres, mais c’était impossible : dès qu’il était en selle, son visage se gonflait de larmes et ses yeux ruisselaient. Après chaque séance, son visage se couvrait d’une éruption rouge et il avait beaucoup de peine à voir à travers ses paupières bouffies.

Arguant du jeune âge de Britannicus, Claude avait nommé Lucius Domitius, fils de sa nièce Domitia Agrippine, chef de cette cavalerie puérile. Lucius n’avait pas encore dix ans, mais il était bien différent du timide Britannicus. C’était un solide gaillard, hardi cavalier. Après l’exercice, il restait souvent seul en piste pour exécuter quelque folle prouesse aux applaudissements de la foule. Comme il avait hérité la chevelure rousse de la gens domitienne, il retirait volontiers son casque pendant la séance pour montrer au peuple ce signe d’appartenance à une vénérable gens réputée pour son courage. Mais on l’estimait davantage d’être le neveu de l’empereur que d’appartenir à la lignée des Domitius. Neveu de Claude, il avait en effet dans les veines, à la fois le sang de Julia, la sœur de Jules César et celui de Marc Antoine. Sa vue suscitait même l’enthousiasme de Barbus qui lui lançait de sa voix éraillée des plaisanteries indécentes et amicales qui faisaient hurler de rire l’assistance.

À ce qu’on disait, sa mère, Agrippine, n’osait assister aux exercices équestres. Elle craignait de susciter l’envie de Valeria Messaline. Instruite par le sort de sa sœur, elle évitait le plus possible de paraître en public. Mais Lucius Domitius n’avait nul besoin de la protection de sa mère. Il avait gagné le cœur de la foule par sa seule témérité gracieuse et juvénile. Il maîtrisait parfaitement son corps, chacun de ses gestes était harmonieux et il posait un regard fier sur le monde. Parmi ses compagnons, ses aînés même ne paraissaient pas l’envier et se soumettaient volontiers à son commandement.

Penché par-dessus la barrière de bois polie par l’usage, je suivais d’un regard mélancolique les évolutions des cavaliers. Mais mon existence oisive prit fin. Mon père avait déniché un lugubre professeur de rhétorique qui corrigeait d’une voix sarcastique chaque mot que je prononçais, et apparemment tenait par-dessus tout à me faire lire à haute voix de mornes ouvrages traitant de la maîtrise de soi, de l’humilité et du comportement viril. Mon père était décidément doué pour me trouver des précepteurs exaspérants.

Pendant qu’on réparait la maison, Barbus et moi dormions dans une chambre à l’étage. La pièce était imprégnée de l’odeur de l’encens et les murs s’ornaient de symboles magiques auxquels je n’accordai d’abord guère d’attention, car je m’étais persuadé qu’ils dataient de l’époque de l’astronome. Mais leur présence troublait mes nuits. Quand Barbus n’avait pas été contraint de me secouer pour me tirer d’un rêve gémissant, c’étaient mes propres cris qui m’arrachaient au sommeil. Bientôt mon précepteur se lassa à son tour du fracas des marteaux et poursuivit ses cours dans les salles de lecture des thermes.

La vue de ses membres grêles et de son gros estomac m’emplit d’un dégoût qui ne fit que s’accentuer lorsqu’il se laissa aller, entre deux sarcasmes, à me tapoter le bras en me parlant d’Antioche où, suggérait-il, j’avais certainement goûté à l’amour grec. Il manifesta le désir qu’en attendant la fin des travaux dans la demeure des Manilianus, nous allions dans sa chambre, une soupente où l’on accédait par une échelle, dans une sordide masure de Subure. Là, il pourrait me dispenser son enseignement sans être dérangé et me familiariser avec une vie de sagesse.

Barbus, qui devinait les intentions du professeur, lui donna un solennel avertissement. Quand il apparut que celui-ci n’en avait pas tenu compte, le vétéran le rossa de si belle façon que, terrorisé, le précepteur n’osa reparaître devant mon père pour réclamer ses émoluments. Comme ni Barbus ni moi nous n’osions révéler à mon géniteur les véritables raisons de cette soudaine disparition, ce dernier fut convaincu que ma stupidité avait lassé un éminent lettré. Nous eûmes une conversation animée au cours de laquelle je lui lançai :

— Offre-moi donc un cheval plutôt qu’un précepteur ! Je pourrai ainsi faire la connaissance des jeunes Romains de mon âge et apprendre leurs us et coutumes.

— C’est un cheval qui a fait ta perte à Antioche, objecta mon père. Claude a rendu récemment un édit fort sensé qui autorise les sénateurs et les chevaliers vieux ou impotents à conduire leurs chevaux par la bride sans les monter. Il convient que toi aussi tu ne te soumettes que pour la forme aux obligations militaires.

— S’il en est ainsi, répliquai-je, donne-moi au moins assez d’argent pour que je puisse me mêler aux acteurs, aux musiciens et aux gens du cirque. En pareille société je ne pourrai manquer de me lier à ces garçons efféminés qui échappent au service de la nation.

Mais cette idée non plus ne souriait guère à mon père.

— Tante Laelia m’avait déjà averti qu’il n’était pas bon qu’un jeune homme comme toi demeurât trop longtemps sans amis de son âge. En vaquant à mes affaires, j’ai rencontré un armateur et commerçant en grains. À la suite de la récente disette, Claude a décidé de faire construire un nouveau port et d’indemniser les propriétaires de transports de grains qui sombreront en mer. Sur le conseil de Marcus le pêcheur, j’ai acheté des parts dans ces bateaux, car plus personne ne veut courir un tel risque et certains se sont déjà bâti des fortunes en se contentant de rééquiper de vieux navires. Mais les manières de ces nouveaux riches sont telles que je ne tiens pas à ce que tu les fréquentes.

J’avais l’impression qu’il ne savait pas ce qu’il voulait.

— Tu es donc venu à Rome pour t’enrichir ? lui demandai-je.

La question ne fut pas du goût de mon père.

— Tu sais parfaitement, rétorqua-t-il, virulent, que je ne désire rien tant que vivre une vie de simplicité, de silence et de paix. Mais mes affranchis m’ont fait remarquer que ce serait un crime contre l’État et le bien commun que d’épargner des pièces d’or et de les conserver dans des sacs, au fond d’un coffre. Et puis, je veux augmenter mes propriétés terriennes à Caere, le pays de ma vraie famille. Tu ne dois jamais oublier que nous ne sommes des Manilianus que par adoption.

Il me considéra avec un regard troublé :

— Tout comme moi, tu as un pli au coin des yeux : la marque de notre véritable origine… Mais pour en revenir à notre gens d’adoption et à ses titres, sache que j’ai trouvé dans les archives de l’État les listes de chevalerie de l’époque de Caius Caligula et que j’ai constaté de mes propres yeux que mon nom n’était nullement biffé. Tout au plus une ligne tremblotante le barre-t-elle… la maladie faisait trembler la main de Caius.

« En tout cas, il n’y a aucun jugement signifié à mon encontre. Je ne saurais dire si c’était ou non en raison de mon absence. Il y a dix ans, le procurateur Ponce Pilate est lui aussi tombé en disgrâce et a été exilé. Mais Claude possède un rapport secret qui pourrait contenir certains éléments de nature à me nuire. J’ai rencontré Félix, un affranchi de l’empereur qui s’occupe des affaires de Judée. Il m’a promis d’en toucher un mot à Narcisse, le secrétaire privé de Claude, dès que l’occasion s’en présentera. J’aurais préféré faire moi-même la connaissance de ce personnage influent, mais on dit qu’il a tant de poids dans l’État que, pour une simple entrevue, il en coûte déjà mille sesterces. Pour préserver mon honneur, et non point évidemment par ladrerie, je préfère ne pas le corrompre directement.