Выбрать главу

Mon père poursuivit en m’expliquant qu’il avait prêté une oreille attentive à tout ce qui se disait sur l’empereur Claude, en bien comme en mal. En dernier ressort, notre réinscription sur les listes de la chevalerie dépendait de l’empereur lui-même. Avec l’âge, Claude devenait capricieux et si la fantaisie lui en prenait, ou si le moindre présage se présentait, il revenait sur les décisions les plus fermes. Il arrivait aussi qu’il s’endormît pendant une séance du sénat ou l’audience d’un tribunal et qu’au réveil il eût oublié l’objet du débat. Pendant cette période d’attente, mon père en avait profité pour lire tous les ouvrages de l’empereur, et jusqu’à son manuel de jeu de dés.

— Claude est un des rares Romains à savoir encore parler la langue des Étrusques et déchiffrer leur écriture. Si tu veux me faire plaisir, va à la bibliothèque publique du Palatin lire le livre qu’il a écrit sur l’histoire des Étrusques. Il comprend plusieurs rouleaux, mais il n’est pas trop ennuyeux. L’ouvrage explique aussi les paroles de nombreux sacrifices rituels, paroles que les prêtres doivent désormais apprendre par cœur. Puis nous irons à Caere inspecter notre domaine, car je ne l’ai pas encore visité en personne. Tu sauras chevaucher jusque-là.

Les déclarations de mon père m’attristèrent encore davantage. La seule envie qu’elles éveillèrent en moi fut de me mordre les lèvres et d’éclater en sanglots. Quand son maître fut parti, Barbus me jeta un regard rusé.

— Étrange comme tant d’hommes d’âge mûr oublient ce que c’est d’être jeune, dit-il. Moi, pourtant, je me souviens très bien que lorsque j’avais ton âge, je pleurais sans raison et j’avais des cauchemars. Je sais parfaitement comment tu pourrais retrouver la paix de l’esprit et un bon sommeil mais à cause de ton père, je n’oserais arranger quoi que ce soit pour toi.

À son tour, tante Laelia se mit à me jeter des regards troublés. Elle me demanda de venir dans sa chambre où, après s’être assurée que nulle oreille indiscrète ne pouvait nous entendre, elle me parla ainsi :

— Si tu me jures ne pas en parler à ton père, je vais te révéler un secret.

Par déférence, je contins le rire qui montait en moi à la seule idée que tante Laelia détînt un secret, et je promis. Mais j’avais tort de me moquer.

— Dans la chambre où tu dors, dit-elle, j’ai souvent hébergé un magicien juif du nom de Simon. Lui-même se présente comme un Samaritain, mais ces gens-là sont aussi des Juifs, n’est-ce pas ? Ce sont sans doute les fumées de son encens et ses symboles magiques qui ont troublé ton sommeil. Voilà quelques années qu’il a débarqué à Rome et qu’il s’est bâti une réputation de médecin, de devin et de faiseur de miracles. Le sénateur Marcellus l’a invité à vivre dans sa demeure et lui a même élevé une statue, car il croit que Simon possède des pouvoirs divins. Ces pouvoirs ont été vérifiés. Il a plongé un jeune esclave dans le dernier sommeil, et puis l’a arraché à la mort quoique le garçon fût déjà froid et ne montrât plus le moindre signe de vie. Je l’ai vu de mes propres yeux.

— Je le crois volontiers. Mais j’ai eu mon content de Juifs à Antioche.

— Sans conteste, se hâta d’approuver ma tante. Mais laisse-moi continuer. Simon le magicien a suscité l’envie de ses congénères, ceux qui vivent sur l’autre berge du fleuve et ceux qui demeurent ici sur l’Aventin. Il pouvait se rendre invisible et voler. Alors les Juifs ont invité un autre magicien, nommé lui aussi Simon, à se confronter avec lui. Les deux hommes devaient faire la démonstration de leurs pouvoirs. Simon, je veux dire le mien, a demandé aux spectateurs d’observer attentivement un petit nuage et puis il a disparu. Quand il est réapparu, il volait près du petit nuage au-dessus du Forum ; mais les autres Juifs ont invoqué son idole, Christ, et Simon s’est abattu à terre et s’est cassé une jambe. Sa fureur était grande. On l’a emmené à la campagne, où il s’est caché jusqu’au départ de Rome de l’autre Simon. Alors, sa jambe guérie, lui et sa fille sont revenus et je l’ai installé ici puisqu’il n’avait pas de meilleur hôte. Il est resté sous mon toit aussi longtemps que j’ai eu les moyens, puis il a pris ses quartiers dans une maison proche du temple de la Lune, où il reçoit aujourd’hui sa clientèle. Il ne vole plus et ne tire plus personne de la mort, mais sa fille gagne sa vie comme prêtresse de la Lune. Beaucoup de gens du meilleur monde viennent le consulter et Simon leur vend sa marchandise impalpable.

— Pourquoi me raconter tout cela ? demandai-je, soupçonneux.

Tante Laelia se tordit les mains.

— Tout est si triste depuis que le magicien est parti. Mais comme je n’ai plus d’argent, il ne voudra plus me recevoir. De toute façon, à cause de ton père, je n’oserais plus aller chez lui. Mais je suis sûre qu’il te guérirait de tes mauvais rêves et apaiserait tes terreurs. En tout cas, avec l’aide de sa fille, il saurait te prédire l’avenir, te conseiller sur ce que tu dois manger, t’indiquer ce qui t’est favorable, tes jours fastes et néfastes. Moi, par exemple, il m’a interdit les pois et depuis ce jour, je ne puis seulement en voir sans en être malade, à moins qu’il ne s’agisse de pois séchés.

Mon père m’avait offert quelques pièces d’or pour me consoler et m’inciter à lire l’histoire des Étrusques. Je considérais la tante Laelia comme une vieille dame un peu folle qui consacrait son temps à des superstitions et à des pratiques magiques parce qu’elle n’avait pas eu beaucoup de plaisir dans sa vie. Mais je ne désirais pas lui marchander son passe-temps. Rendre visite au magicien samaritain et à sa fille semblait une activité beaucoup moins ennuyeuse que de s’enfermer dans une bibliothèque poussiéreuse avec des vieillards qui farfouillaient interminablement dans les rouleaux de parchemins desséchés. En outre, le moment pour moi était venu de me présenter au temple de la Lune, en accord avec la promesse faite au temple de Daphné.

À la grande joie de ma tante, je déclarai que je l’accompagnerais chez le magicien. Elle se vêtit de soie, peinturlura et bichonna son visage ridé, orna son chef de la perruque rouge que mon père lui avait donnée et suspendit à son cou décharné le collier de joyaux. Barbus la supplia, au nom de tous les dieux, de se couvrir au moins la tête afin qu’on ne la prît pas pour quelque pensionnaire de bordel. Sans se fâcher de ce conseil, la tante agita son index à l’intention de Barbus et lui interdit de nous accompagner. Mais Barbus avait solennellement juré de ne jamais me perdre de vue dans les rues de Rome. Il finit par accepter de nous attendre sur le seuil du temple.

Le temple de la Lune sur l’Aventin est si ancien qu’il n’existe aucune légende sur ses origines, comme c’est le cas pour le temple de Diane, plus récent. Bâti avec du bois magnifique sur un plan rond par le roi Servius Tullius, il a par la suite été entouré d’un second bâtiment en pierre. La partie intérieure du temple est si sainte qu’on n’a pas osé la toucher et que le sol est demeuré en terre battue. Hormis les offrandes votives, le seul objet sacré est un énorme œuf de pierre dont la surface usée et noircie est polie par les huiles et les onguents. Quand on se glisse dans la pénombre de ces lieux vénérables, on éprouve ce frisson divin que seuls les plus anciens temples communiquent à leurs visiteurs. Ce frisson, je l’avais déjà ressenti en pénétrant dans le temple de Saturne, le plus vieux, le plus terrifiant et le plus saint de tous les temples de Rome. C’est le temple du Temps dans l’enceinte duquel, un jour par an, le plus haut prêtre – c’est-à-dire d’ordinaire, l’empereur lui-même – enfonce un clou de cuivre dans le pilier de chêne qui se trouve en son centre.