Milichus eut quelque difficulté à quitter la maison, car Scevinus, tout ivre qu’il fût, ne pouvait trouver le sommeil. En outre, l’épouse de Scevinus, Atria Gallia, célèbre pour sa beauté, ses divorces et la frivolité de sa vie, avait, échauffée par le festin, fait à l’affranchi certaines propositions sur lesquelles Scevinus fermait les yeux, pour des raisons privées, et l’épouse de Milichus avait été bien forcée d’imiter cette bénévolence. Ce dernier point n’était sans doute pas pour rien dans le conseil qu’elle avait donné à son époux. Je signale cela à sa décharge.
Ce ne fut qu’aux premières lueurs du jour que Milichus trouva l’occasion de courir jusqu’aux jardins de la Maison dorée, en emportant sous son manteau la dague de Fortune comme preuve de sa dénonciation. Mais bien évidemment, les gardes n’étaient pas disposés à laisser entrer cet ancien esclave, moins encore aux premières heures d’un jour de solennités dédiées à Cérès. Sur ces entrefaites, survint Épaphroditus, venu livrer un couple de jeunes léopards. Néron avait l’intention de les offrir à l’épouse du consul Vestinus, Statilia Messalina à qui il faisait la cour, pour lui permettre de parader dans la loge impériale en tenant en laisse ces superbes animaux. L’attention d’Épaphroditus fut attirée par la discussion animée qui se déroulait devant la porte du palais. Milichus, voyant qu’on ne le laisserait pas entrer, s’était mis à invoquer à grands cris le nom de Néron et les gardes le frappaient de leurs lances. Le nouvel intendant de la ménagerie intervint pour rétablir le calme.
Il me semble que jamais auparavant et jamais depuis lors la Fortune ne se montra si clairement à moi. Plus que jamais, il m’apparut que la magnanimité et la générosité trouvaient leur récompense en cette vie. Reconnaissant l’affranchi de Flavius Scevinus, apparenté à son épouse Sabine, Épaphroditus voulut lui porter secours. Quand Milichus lui eut expliqué pourquoi il désirait voir Néron, Épaphroditus comprit aussitôt l’importance de ce qu’il entendait. Se souvenant de la dette de reconnaissance qu’il avait envers moi, il envoya l’esclave qui l’accompagnait me prévenir de ce qui se passait. Après quoi, il fit réveiller Néron et conduisit au pied de l’énorme couche impériale les deux léopards et Milichus.
L’esclave d’Épaphroditus m’arracha à un profond sommeil, mais le message dont il était porteur me fit bondir hors de mon lit. Jetant un manteau sur mes épaules, sans prendre le temps de me faire raser ou de déjeuner, je courus à la suite du messager d’Épaphroditus.
La course me mit hors d’haleine et je pris la résolution – si, par un hasard heureux, je sauvais ma tête – de m’adonner de nouveau à l’équitation et aux exercices du stade. Contraint, tout en courant, d’examiner l’ensemble de la situation, je dressai mentalement la liste des conjurés qu’il serait le plus avantageux de dénoncer.
Lorsque j’arrivai à la Maison dorée, Néron pestait encore contre son réveil intempestif, quoiqu’il eût dû être déjà levé pour se préparer à la fête. Il jouait en bâillant avec les jeunes léopards qu’il avait fait grimper sur son lit recouvert de soie. Aveuglé par sa vanité, il avait d’abord refusé de croire les explications balbutiées par l’affranchi. Néanmoins, il avait fait prévenir Tigellinus qu’il désirait questionner de nouveau Épicharis, et des prétoriens étaient partis quérir Flavius Scevinus que Néron se proposait d’interroger sur son étrange comportement.
Bien qu’il affectât l’indifférence, Néron ne put s’empêcher d’éprouver du gras du pouce la pointe vert-de-grisée de la dague et sans doute se figura-t-il, avec toute la vivacité de son imagination, quelle sensation il aurait éprouvée à l’instant où l’arme se serait brusquement enfoncée dans son torse puissant. Mon entrée survenant à cet instant, il se montra plus bienveillant qu’avec Milichus lorsque, essuyant la transpiration qui dégouttait de mon front, je lui dis en haletant que j’avais des révélations à lui faire qui ne sauraient souffrir de délai.
Je lui exposai rapidement le plan des conjurés, leur résolution de l’assassiner et, sans hésiter, désignai comme chefs de la conspiration Pison et son aide Lateranus. Quand bien même je ne les eusse pas mentionnés, rien n’eût pu les sauver. Tout le temps que je parlais, je souffris mille morts à l’idée de ce qu’Épicharis allait dire pour échapper à de nouvelles tortures, maintenant que le complot était découvert.
Les jeunes léopards me donnèrent l’heureuse idée de dénoncer le consul Vestinus, car sachant à qui ces bêtes étaient destinées, je devinai que Néron serait heureux d’être débarrassé de l’époux de Statilia Messalina. En réalité, en raison de ses opinions républicaines, nous ne nous étions pas souciés de faire participer Vestinus à la conjuration. En entendant cette accusation, Néron s’assombrit. Qu’un consul en activité se fût mêlé à un projet d’assassinat, donnait à l’affaire un caractère d’exceptionnelle gravité. Néron se mordit les lèvres et son menton se mit à trembler comme celui d’un enfant qui va pleurer. Il était si profondément convaincu de sa popularité !
Dans la liste de noms que je donnai, je fis figurer de préférence des sénateurs, car la piété filiale exigeait que je tirasse vengeance de cette assemblée qui avait, à l’unanimité et sans même voter, condamné à mort mon père, ce qui avait entraîné la mort de mon fils Jucundus sous les crocs des fauves. En outre, il ne pouvait qu’être utile à mes propres projets que quelques places au sénat fussent rendues vacantes.
J’avais déjà énuméré quelques noms, lorsque pris d’une inspiration soudaine, je dénonçai aussi Sénèque. Il avait lui-même admis que son sort dépendait de celui de Pison, il était donc perdu, quoi qu’il advînt. On porterait à mon crédit d’avoir le premier désigné un homme si puissant. Comme on peut s’y attendre, je m’abstins de parler de la visite que je lui avais rendue.
D’abord Néron parut peu disposé à me croire. Néanmoins, il joua à la perfection l’horreur et l’étonnement devant une trahison si cruelle, venant de son vieux précepteur qui ne devait qu’à Néron l’immensité de sa richesse et le succès de ses entreprises. Le philosophe avait quitté ses charges de son plein gré et n’avait donc aucune raison de nourrir des griefs contre Néron. L’empereur versa même quelques larmes et, faisant tomber les léopards à terre, il demanda d’une voix désespérée pourquoi on le haïssait tant, lui qui servait du mieux qu’il pouvait les intérêts du sénat et du peuple de Rome, lui qui avait sacrifié tout bien-être pour se charger du lourd fardeau des devoirs impériaux.
— Pourquoi ne m’ont-ils pas parlé ? se lamenta-t-il. J’ai dit maintes fois que je préférerais être déchargé du pouvoir, car je pourrais gagner ma vie comme artiste n’importe où dans le monde. Pourquoi me haïssent-ils tant ?
Il eût été inutile et dangereux de répondre à ces question rhétoriques. Heureusement, Flavius Scevinus et Tigellinus survinrent et on annonça qu’Épicharis attendait dans une litière, à l’extérieur.
Néron jugea plus sage de feindre d’ignorer l’étendue exacte de la conspiration. Comme il désirait confronter Flavius Scevinus et Milichus, il me demanda de me retirer et j’en fus heureux, car cela me donnait l’occasion de prévenir Épicharis et de m’entendre avec elle sur les noms de ceux qu’il conviendrait de dénoncer. À l’instant où je partis, Néron, avec un regard malicieux sur Tigellinus, appela auprès de lui les soldats de la garde germaine.
Depuis la conspiration de Séjan contre Tibère, aucun empereur ne se fiait plus sans arrière-pensée à la garde prétorienne et à son préfet. En nommant Fenius Rufus aux côtés de Tigellinus, Néron était revenu à la pratique consistant à nommer deux préfets du prétoire qui se surveillaient mutuellement. Mais en choisissant le collègue de Tigellinus, il n’avait pas eu la main heureuse. Cependant, j’étais résolu à ne pas dénoncer Fenius Rufus qui était un ami, et même à veiller à ce que son nom n’apparût pas par hasard. De cela aussi, je voulais toucher deux mots à Épicharis.