Mis en fureur par ce franc-parler, Néron ordonna à un nègre qu’il avait nommé centurion d’emmener Subrius dans le champ le plus proche et de faire son devoir. Le nègre obéit et fit creuser en hâte une fosse. Voyant que la tombe était par trop étroite, Flavius lança d’une voix railleuse, pour la plus grande joie des soldats qui le gardaient et plaisantaient avec lui :
— Ce nègre ne sait même pas creuser une tombe conforme au règlement !
Le centurion était si impressionné par les nobles origines de Subrius Flavius que sa main tremblait quand le condamné tendit fièrement le cou. Il lui fallut se reprendre à deux fois pour détacher la tête du tronc.
Venu à Rome pour la fête de Cérès, Sénèque eut vent de la conjuration, dans la demeure qu’il possédait près du quatrième milliaire. Néron lui envoya un tribun de sa garde du corps, Cavius Silvanus, pour lui demander s’il avait quelque chose à dire pour sa défense au sujet des aveux de Natalis. Silvanus fit encercler la maison et franchit le seuil à l’instant où le philosophe, sa femme et un couple de leurs amis, tous en proie à une certaine nervosité, s’apprêtaient à passer à table.
Sénèque prit son repas sans se départir de son calme. À la question de Cavius Silvanus, il répondit, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance, que Natalis lui avait effectivement rendu visite au nom de Pison pour lui reprocher de ne pas avoir répondu aux invitations de celui-ci. Sénèque avait alors argué poliment de sa piètre santé. Le philosophe n’avait aucune raison de s’exposer pour soutenir quiconque. Silvanus dut se contenter de cette réponse.
Quand Néron demanda si Sénèque s’apprêtait à mettre fin à sa vie de son plein gré, Silvanus dut avouer qu’il n’avait détecté nul signe de crainte en lui. Néron se vit contraint de renvoyer Silvanus à Sénèque pour lui ordonner de mourir. C’était pour Néron un ordre bien difficile à donner. Soucieux de sa renommée, il aurait préféré que son vieux précepteur eût choisi lui-même de disparaître.
Pour comprendre à quel point la vie de Néron était encore en balance, il faut savoir que lorsqu’il reçut cet ordre, Silvanus courut auprès de Fenius Rufus dans le camp des prétoriens pour lui raconter ce qui se passait et lui demander s’il devait obéir. Silvanus aussi figurait parmi les conjurés. Rufus pouvait encore proclamer Sénèque empereur, distribuer leur gratification aux prétoriens et, s’il lui avait semblé impossible de faire tuer Néron immédiatement, déclencher un soulèvement armé. Fenius Rufus était un excellent homme de loi et un négociant en blé, et non un soldat. Il ne put se résoudre à prendre la décision de passer à l’action et, décidé à se prémunir contre le soupçon, il dit à Silvanus d’obéir à Néron.
On doit porter à l’honneur de Silvanus qu’il eut honte d’avoir à transmettre pareil message et qu’il préféra dépêcher à Sénèque un de ses centurions. Tant de récits édifiants de la mort du philosophe ont été écrits qu’il n’est pas nécessaire de s’étendre beaucoup sur cet épisode. Cependant, il ne me semble guère élégant de sa part d’avoir essayé d’effrayer son épouse encore jeune, pour obtenir qu’elle l’accompagnât dans la mort.
Certes, il la consola d’abord, si l’on en croit ce que racontèrent ses amis, et lui fit promettre de ne pas sombrer dans un deuil définitif mais d’adoucir sa peine en songeant à cette quête de la vertu qu’avait été sa vie de philosophe. Après l’avoir ainsi apaisée, il poursuivit du même souffle en lui avouant ses craintes et en lui décrivant ce à quoi elle s’exposait si elle tombait entre les mains d’un Néron assoiffé de sang. Pauline dit alors qu’elle préférait suivre son époux dans la mort.
— Je t’ai montré comment mener une vie point trop dure, répondit Sénèque, mais si tu optes toi-même pour une mort honorable, je ne puis penser que ta décision est mauvaise. Montrons l’un et l’autre une égale fermeté à l’instant de mourir.
Se tournant aussitôt vers le centurion, il le pria de leur ouvrir les veines promptement, afin que Pauline n’eût pas le temps de changer d’idée.
Mais Néron ne nourrissait aucun grief contre Pauline. Il avait expressément demandé qu’elle fût épargnée, car il avait l’habitude d’éviter dans ses condamnations toute cruauté inutile pour ne pas ternir sa réputation. Le centurion obéit à Sénèque, mais en passant le fil de son glaive sur le poignet de la jeune femme, il prit bien soin de ne pas couper d’artères ni de tendons.
Le corps de Sénèque était affaibli par l’âge et l’ascèse, de sorte que son sang s’écoulait paresseusement. Il ne se plongea pas alors dans un bain chaud, comme il aurait dû, mais se mit à dicter à un scribe quelques corrections à ses œuvres. Comme les pleurs de Pauline le gênaient, il lui demanda d’une voix impatiente de passer dans la pièce voisine, en arguant du fait qu’il ne désirait pas affaiblir la résolution de Pauline par le spectacle de ses souffrances.
Dans la pièce voisine, sur l’ordre du soldat, les esclaves de Sénèque bandèrent immédiatement les poignets de Pauline et arrêtèrent l’hémorragie. La jeune femme ne s’y opposa pas. Ce fut ainsi que la vanité sans limite d’un auteur sauva la vie de Pauline.
Comme beaucoup de stoïciens, Sénèque craignait la douleur physique. Il demanda donc à son médecin de lui fournir quelque drogue stupéfiante semblable à celle que les Athéniens donnèrent à Socrate. Peut-être désirait-il passer à la postérité comme un égal du philosophe grec. Comme il avait fini de dicter et que le centurion donnait des signes d’impatience, il alla se plonger enfin dans un bain chaud puis passa dans la salle de vapeur où il suffoqua et mourut. Son corps fut brûlé sans cérémonie et en silence, comme il avait ordonné, faisant de nécessité vertu, car Néron n’aurait jamais permis de funérailles publiques, par crainte de mouvements de foule.
Grâce au centurion, Pauline vécut encore de longues années, pâle comme un fantôme, et l’on disait qu’elle s’était secrètement convertie au christianisme.
Fenius Rufus échappa longtemps à la colère de Néron, mais les prisonniers commencèrent à se lasser d’être interrogés par lui. Tant de gens le dénoncèrent que Néron dut se résigner à les croire, bien que dans son rôle de procureur, Fenius Rufus se fût montré particulièrement féroce pour éloigner les soupçons de sa tête. Un jour, sur l’ordre de Néron, on l’assomma au milieu d’un interrogatoire et on le garrotta. Il fut exécuté comme ses complices, à ma grande tristesse, car nous étions bons amis et après lui, ce fut un homme bien plus cupide qui lui succéda à l’intendance générale des greniers de l’État. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à sa propre pusillanimité, car il avait laissé échapper une excellente occasion d’intervenir dans le cours des événements.
Mon ami Pétrone eut une mort digne de lui. Il donna à ses amis un excellent banquet au cours duquel il brisa tous les objets d’art qu’il avait collectionnés, pour que Néron ne pût se les approprier. Ce dernier fut particulièrement chagriné de la destruction de deux merveilleuses coupes de cristal qu’il avait toujours enviées à l’écrivain.
Mon ami satisfit sa vanité d’auteur en dressant dans son testament un catalogue exhaustif des vices de Néron et des personnes avec lesquelles il les avait pratiqués, en donnant toutes circonstances de lieu, de date et de nom, afin qu’on ne pût le soupçonner d’avoir puisé dans son imagination. Il exagéra peut-être quelque peu pour accentuer les effets comiques, quand il lut le testament à ses amis tandis qu’il se vidait peu à peu de tout son sang. À une ou deux reprises, il se fit panser pour, dit-il, goûter pleinement sa mort comme il l’avait fait de sa vie.
Il envoya son testament à l’empereur. Il me semble que ce fut grand dommage qu’il n’eût autorisé personne à en faire une copie, mais je pense qu’il devait bien cela à Néron, en souvenir de leur vieille amitié. Pétrone était un homme pur, sans doute, en dépit de la crudité de ses histoires, l’homme le plus pur que j’aie jamais rencontré.